Aferim! de Radu Jude (FIFF)

Aferim! de Radu Jude

Bayard d’or de la meilleure photographie au Festival International du Film Francophone de Namur (FIFF)

Si l’affiche du film Aferim![1] du réalisateur roumain Radu Jude laisse présager un grand western d’époque, il n’en est rien. Malgré les magnifiques paysages désertiques de la Valachie[2], les costumes grandiloquents et surtout le pitch du film, il s’agit plus d’une allégorie historique ou d’un retour aux racines de la société roumaine à propos de ses démons, que d’un véritable « western » d’Europe de l’Est.

Le film relate l’histoire de Costandin, policier local dans la Valachie du 19ème siècle, embauché par le boyard Iordache pour retrouver un esclave nommé Carfin qui aurait eu une liaison avec sa femme. Costandin emmène avec lui son fils Ionita à la recherche du malfrat afin de le soumettre à la justice.

Un récit présenté en road trip, dont l’histoire se décline en deux parties. Le voyage aller : chercher l’esclave-truand. Et le voyage retour : le ramener pour le juger. C’est à travers ce voyage [initiatique ]en deux temps que Jude évoque l’essence même du sujet de son film. D’une part, la transmission d’une éducation et d’un savoir, illustrée par la relation entre Costandin et son fils qu’il est en train de former au métier de policier et aussi aux joies de la vie. D’autre part, la remise en questions des principes d’autorités et de jugement éthique des citoyens envers d’autres. Car le voyage est sujet à de nombreuses rencontres. Moyen le plus simple de proposer différentes opinions représentatives d’une société à travers notamment des personnages religieux, esclaves, maîtres de château, Gypsys, prostitués, etc. Ainsi, Jude dépeint un état historique de la société roumaine à travers plusieurs personnages pour le moins typés et dont il a puisé la caractérisation dans de nombreuses sources littéraires.

Le scénario est une poly-adaptation composée de différents éléments de la littérature roumaine. Certains dialogues sont directement puisés dans les textes ou inspirés de proverbes contemporains au contexte de l’histoire. Si l’idée de recomposer l’Histoire à partir de nombreuses sources critiques offre une plus-value non négligeable au scénario et à la thématique du film, il est toutefois exigé de se poser la question du choix de ces sources. Jude semble extraire de la littérature et des documents étudiés, précisément ce qui l’intéresse afin de reconstruire sa perception subjective de l’histoire et du passé qui n’engage que lui dans ses propos. Il interprète en effet les causes et les sources de la haine de l’autre d’hier en reflet à aujourd’hui. De cette façon, les multiples sources formant le scénario créent un problème de cohérence d’une histoire fictionnelle reconstruite qui se présenterait comme l’Histoire officielle. Le film n’est pas un document historique véridique, mais plutôt une fiction remplie de vérités.

Il faut toutefois souligner le courage du réalisateur de retourner aux racines du passé raciste de la Roumanie. Aborder les origines du mal a le mérite d’éclairer les esprits quant aux événements présents. Puisque le film est ancré dans la Roumanie des années 1830 quand les « Rroms » (terme qui n’existe que depuis le 20ème siècle) étaient considérés comme esclaves du peuple. Un « détail » historique que le régime communiste avait tout simplement supprimé des livres et des documents officiels roumains, d’où la difficulté de se renseigner sur le sujet et l’importance de le faire surgir au grand jour. Les Gypsys étant traités de la même manière que des animaux, très présents dans le film et dont le symbolisme est puissant dans l’histoire de l’art d’Europe de l’Est, ainsi que dans Aferim !

Avec Aferim !, Jude, qui fait partie intégrante des réalisateurs de la « seconde génération » de la Nouvelle Vague du cinéma Roumain, prend le contrepied du réalisme social dépouillé de ses homologues. Aux endroits clos et minimalistes, il préfère ouvrir les espaces et libérer ses personnages dans la nature. Visuellement, il propose en effet de grandes étendues ouvertes et désertiques que les personnages traversent de bout en bout, et qu’il magnifie esthétiquement par le déplacement diagonal dans le cadre (d’en haut à gauche à en bas à droite, et inversement) et dans le champ (de l’avant-plan à l’arrière-plan, et inversement). Une mise en scène qui lui permet de donner vie à de multiples actions dans un même plan, renforçant le côté concret de l’histoire.

Si l’histoire du film est caution à méfiance quant à la véracité des propos historiques, le choix thématique osé et la construction visuelle des plans font du film de Radu Jude un film ancré dans l’actualité politique, culturelle et historique d’Europe de l’Est qu’il faut assurément voir. Avec une perception subjective de l’histoire qui a la modeste volonté de confronter le spectateur, principalement de la société roumaine contemporaine, à son passé et à son histoire, dans une visée réflexive sur les rapports de domination, d’oppression et d’exploitation sociétaux. Car si esthétiquement Radu Jude se démarque de la Nouvelle Vague roumaine, thématiquement, il rejoint la critique et la dénonciation des situations sociales et culturelles du monde, que certains justifient par la loi de la nature ou de Dieu (tel que le prêtre antisémite rencontré sur le chemin). Une pensée qu’il faut encore aujourd’hui dénoncer, comme le fait Aferim ! et pour cela Bravo ! à Radu Jude.

Willems Bertrand

[1] Aferim !, signifie Bravo !

[2] Région dite « Terre roumaine » de 1330 à 1859 et à l’origine avec la Moldavie, de la Roumanie actuelle.

 

Titre : Aferim!

Réalisation : Radu Jude

Interprétation: Teodor Corban, Mihai Comanoiu, Toma Cuzin, Alexandru Dabija, Luminita Gheorghiu.

Genre : Drame / N&B