La représentation du corps dans le cinéma d’Akira Kurosawa (ULB)

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La représentation du corps dans le cinéma d’Akira Kurosawa

La représentation du corps au cinéma, et le rapport que celle-ci entretient avec son référent de chair et de sang, est une question qui traverse l’expérience cinématographique depuis son apparition. Nicole Brenez, dans son ouvrage De la figure en général et du corps en particulier. L’invention figurative au cinéma, nous indique cependant que cette relation, de par l’analogie existant entre cette représentation et le corps réel, demeure relativement inquestionnée.

En effet, selon l’idée commune, le travail cinématographique est un lieu de subsistance du corps. Or, il existe un abyme phénoménologique entre le corps organique et sa représentation, et cet abyme est justement à concevoir sur le mode de l’absence de ce corps référent. Comme nous l’indique cependant Nicole Brenez, « de ce que le corps ne soit pas là, il n’y a pas à conclure à une perte de substance ni à une défection : le film en multiplie les épreuves, et c’est bien parce qu’il faut faire revenir quelque chose du corps que le cinéma est vivant[1] ». Cette absence n’est donc pas à percevoir comme un manque, mais comme l’ouverture d’un espace figuratif dans lequel va pouvoir s’engouffrer le cinéma.

Le film conserve une trace du corps effectif qui s’est mu devant la caméra tout en retravaillant sa dimension symbolique. Comme nous l’indique en effet Bernard Andrieux dans son ouvrage Les cultes du corps, « le corps n’existe pas comme une chose en soi soustraite de toute construction subjective par l’interaction avec son milieu[2] ». La perception du corps est donc une construction sociale et idéologique. C’est cette dimension symbolique du corps que le cinéma va travailler et déployer à sa manière.

Certains cinéastes ont, au travers de leurs œuvres, véritablement exploré la multiplicité des modes d’expression et de représentation du corps. Parmi ceux-ci, Akira Kurosawa constitue un exemple particulièrement riche. Nous allons donc tenter d’explorer avec lui, à la lumière des différents modèles avancés par Nicole Brenez, quelques possibilités cinématographiques de figurer le corps.

Quelques éléments biographiques

Avant de se lancer dans ces différentes formes figuratives, il nous paraît intéressant de nous attarder sur deux éléments de la vie de Kurosawa – dont il fait part dans son autobiographie[3] – ayant profondément marqués son travail cinématographique. Le premier prend la forme de deux rencontres : celle de son professeur d’école Seiji Yoshikawa, qui l’encouragera à développer son talent pour le dessin et la peinture – la dimension picturale étant très importante dans les œuvres de Kurosawa – ; et celle du réalisateur Kajiro Yamamoto, dont il sera l’assistant à la Tôhô (anciennement P.C.L., pour Photo Chemical Laboratories), et qui va lui apprendre son métier de cinéaste. De ces deux rencontres va découler l’omniprésence de la thématique de la transmission et du rapport maitre-élève dans son cinéma.

Le deuxième élément est son expérience du tremblement de terre suivi d’un incendie qui ravagea Tokyo en 1923, que l’on peut notamment voir représenté dans Le vent se lève (2013) de Hayao Miyasaki. Le frère de Kurosawa, Heigo, qui était Benshi (commentateur de films muets), l’amena se balader dans les ruines de Tokyo. Lorsque Kurosawa voulut tourner la tête à la vue des cadavres gisant dans les ruines de la ville, son frère lui dit de ne pas détourner le regard, lui affirmant que la peur viendrait de son imagination et de ce qu’il ne faisait pas face à la situation. C’est ainsi qu’à travers cet événement, la question du regard, de la mort, du corps en action et du corps souffrant, seront des éléments constitutifs fondamentaux de son cinéma.

Quatre modèles figuratifs classiques

Ces deux éléments posés, abordons maintenant les différents modèles figuratifs présents dans le cinéma de Kurosawa. Selon Nicole Brenez, il existe quatre modèles figuratifs classiques et quatre logiques du corps sans modèle spécifiques au cinéma. A chacun de ces modèles peut être rattaché un exemple (ou un contre exemple) figuratif de la filmographie de Kurosawa. Le premier modèle classique est le modèle organique. Cette organicité du corps a toujours été traversée à la fois d’objectivité et de symbolique et le cinéma a participé, tout au long de son histoire, à cette représentation, par exemple avec les recherches sur la décomposition du mouvement d’Eadweard Muybridge. Deux principaux modèles se déploient à partir de l’organicité du corps dans la représentation cinématographique : le modèle animal et le modèle végétal.

Le modèle animal consiste en la naturalisation des émotions sur un modèle physiognomonique, c’est-à-dire un modèle où l’observation du physique fait transparaître la personnalité du personnage, celui-ci possédant donc une dimension archétypale. Nous pouvons trouver trace de ce modèle chez Kurosawa notamment dans son film Le garde du corps (Yôjinbô 1961). Les mercenaires des deux clans qui tentent de contrôler la ville sont, pour la plupart, marqués dans leur apparence physique par leur personnalité bête et méchante, l’exemple le plus frappant étant le personnage d’Inokichi (Daisuke Katô), frère du leader de l’une des deux factions (figure 1).

Fig. 1 : Inokichi – Yôjinbô
Fig. 1 : Inokichi – Yôjinbô

Le modèle végétal, quant à lui, renvoie à l’autre, à cette altérité corporelle de l’homme que constitue le règne végétal. Kurosawa l’exploite en créant, dans son film Rêves (Yume 1990), un rapport d’analogie, à l’aide du montage, entre le contour corporel humain et le cerisier japonais. Les personnages qui dansent sont ainsi assimilés à l’incarnation de l’esprit des cerisiers (figures 2 et 3).

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Fig. 3 : Cerisiers – Yume
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Fig. 2 : Esprits des cerisiers – Yume

Le deuxième modèle figuratif classique du cinéma est le modèle idéal. Celui-ci présente le corps non pas dans sa singularité irréductible, dans son individualité fondamentale, mais comme un cas représentatif d’une certaine idée, d’un certain type, par exemple des cas sociaux. Comme l’indique bien Nicole Brenez, cette représentation participe de l’idée que le cinéma est avant tout un art abstrait, qui renvoie à une certaine forme d’intelligibilité des phénomènes.

Dodes’kaden (Dodesukaden 1970) en est un exemple intéressant. Tous les personnages vivent dans un petit bidonville et sont représentatifs d’un type social : l’adolescent simplet, la femme volage avec plein d’enfants, les ouvriers poivrots, le rêveur et son fils qui imaginent leur maison idéale, etc. Chacun d’entre eux est ainsi présenté non comme individu dans toute sa complexité, mais comme une variation d’un rapport problématique au monde social.

Le troisième modèle classique que présente Brenez est le modèle mécanique, c’est-à-dire l’homme-machine, l’homme parfait. Or, à ce modèle ne correspond pas tant un robot à la Terminator (James Cameron, 1984)– qui devient de moins en moins fonctionnel au fur et à mesure de l’avancée du récit – que Jet Lee ou Keanu Reeves dans Speed (Jan de Bont, 1994), qui « n’a besoin ni de réfléchir ni d’éprouver, qui est pure action et même pure operativité dans l’acte et, pour cela, ne ressemble à rien plus qu’à un câble électrique[4] ».

Cependant, chez Kurosawa, nous pouvons parler de contre-modèle mécanique, car il prend le contre-pied de cette représentation. Nous pouvons notamment l’observer dans le combat qui oppose les personnages de Masayuki Mori et Toshirô Mifune dans Rashômon (1950). Les personnages se montrent dans leur fragilité même : ils tremblent, sont en sueur, et la peur de mourir se lit dans leurs yeux. Leurs gestes deviennent donc imprécis, désordonnés, leurs corps se dérobent à eux-mêmes. Nous sommes donc ici très loin de la représentation d’un combat dans un film de Jet Lee.

Le quatrième modèle classique est le fétiche, que Brenez définit comme « tout ce qui incorpore de l’altérité dans le corps, que cet Autre soit de l’absence, un excès ou un défaut de présence, de l’ailleurs, de l’autrement, du manque…[5] ». Celui-ci peut se manifester sous trois formes. La première est l’eidôlon, l’apparition, la mise en présence de qui est absent à travers son incarnation dans un corps. Nous pouvons ranger dans cette catégorie la représentation du vampire, du fantôme, ce qui se situe au-delà de l’humain. Les exemples de la représentation du fantôme sont légion dans le cinéma japonais : Mizoguchi, Kobayashi, ou plus récemment Nakata, sont autant de réalisateurs célèbres ayant mis en scène cette figure.

Elle est également présente à de nombreuses reprises dans l’œuvre de Kurosawa et c’est dans Le château de l’araignée (Kumonosu-jô 1957), une adaptation de Macbeth, qu’elle y trouve son expression la plus travaillée. Les personnages de Washizu (Toshirô Mifune) et Miki (Minoru Chiaki) se perdent dans la forêt et ils y rencontrent un fantôme (Chieko Naniwa) qui va leur révéler leur destinée. Par son maquillage et ses gestes, ce fantôme (figure 4) se veut, tout comme le personnage de la femme de Washizu (Isuzu Yamada, figure 5), influencé par la gestuelle et les masques du théâtre Nô (figure 6).

Fig. 4 : Le fantôme – Kumonosu-jô
Fig. 4 : Le fantôme – Kumonosu-jô
Fig. 5 : Asaji Washizu – Kumonosu-jô
Fig. 5 : Asaji Washizu – Kumonosu-jô

La deuxième forme du fétiche est la figurine, qui représente une forme de géométrisation des corps, ceux-ci ne valant dès lors que pour leurs contours et leurs silhouettes. C’est ainsi le cas des personnages incarnant les esprits des cerisiers dans Rêves. Leur individuation et leur humanité s’effacent pour prendre la forme des poupées de la fête Hina matsuri (fête des poupées ou fête des filles), qui se déroule le 3 mars au Japon (figure 7).

Kurosawa 6
Fig. 6 : Représentation de théâtre Nô
Fig. 7 : Hina matsuri – Fête des poupées
Fig. 7 : Hina matsuri – Fête des poupées

La troisième représentation du fétiche est le repère, « c’est l’homme-étalon, l’homme mesure de toutes choses (…), qui établit l’échelle des phénomènes et les coordonnées de l’espace[6] ». Kurosawa travaille ce repère notamment dans son film Ran (1985), où le seigneur Hidetora (Tatsuya Nakadai), après avoir voulu partager son royaume entre ses fils, se trouve attaqué par deux d’entre eux. Son château en flamme, il erre ensuite, absent à lui-même, tout petit au milieu des hautes herbes et du vent (figure 8). À travers l’échelle des plans, Kurosawa nous fait ainsi comprendre que le personnage se trouve entraîné dans ce chaos qui le dépasse et qui donne son titre au film.

Fig. 8 : Hidetora – Ran
Fig. 8 : Hidetora – Ran

Quatre possibilités du corps sans modèle

À côté de ces quatre modèles classiques, Nicole Brenez entrevoit quatre possibilités du corps sans modèle propre au cinéma. Le premier est ce qu’elle nomme le circuit plastique. Dans cette représentation, présentée sous un mode dispersif, « le corps résulte d’une syntaxe ou d’une parataxe visuelle et sonore qui n’hésite pas à le laisser à l’état d’esquisse perpétuelle, à le construire comme une contradiction impraticable voir à le refouler hors-champ[7] ». C’est ainsi que la présence du tigre Amba, venu chercher le vieux Dersou Ouzala (Maksim Mounzouk), dans le film éponyme de 1975, n’est attestée que par un jeu d’ombres, le souffle du vent, et les regards hors champ du chasseur Golde.

Dans le circuit plastique présenté sous un mode intensif, il s’agit au contraire de multiplier une image, de reproduire un geste corporel, pour en faire surgir la signification profonde en jouant sur l’anamnèse et la réminiscence du spectateur. Dans Madadayo (1993), son dernier film, Kurosawa joue sur une certaine forme de ritualité du geste pour symboliser l’avancée de son personnage vers la mort. Chaque année, les élèves du professeur Uchida (Tatsuo Matsumura) se réunissent en sa compagnie pour fêter son anniversaire. Ce dernier boit alors d’une traite un grand verre de bière en déclamant ensuite Madadayo, c’est-à-dire « pas encore prêt » (sous-entendu « ..à mourir »). La répétition du geste permet ainsi à Kurosawa de faire ressentir au spectateur le temps qui passe et le moment où le vieux professeur sera finalement prêt à mourir.

Une deuxième figuration du corps sans modèle est le corps critique. Ce sont les corps « devant lesquels la parole renonce, les corps révélateurs propres au cinéma documentaire et à la dimension documentaire de l’ensemble du cinéma[8] ». Le corps est là, libéré du discours, dans son étrangeté, tout en témoignant d’une commune appartenance, avec le spectateur, à l’Humanité. Si Kurosawa ne va jamais aussi loin que la perspective documentaire ou que l’interchangeabilité des corps dans le cinéma d’un David Lynch par exemple, il questionne néanmoins cette appartenance à travers son film Chien enragé (Nora inu 1949).

Dans celui-ci, le policier Murakami (Toshirô Mifune) s’est fait voler son arme et part à la recherche de celui qui l’a en sa possession. Au fur et à mesure de ses découvertes, il se rend compte que l’homme a un parcours similaire au sien (c’est un soldat revenu de la guerre à qui on a volé ses affaires lors de son retour au pays), mais qu’il s’est retrouvé, contrairement à lui, de l’autre côté de la barrière sociale. Le propos de Kurosawa va ici au-delà de la thématique du double, car il renvoie à la condition de l’homme, réduit à être conditionné par les éléments socio-historiques qu’il est amené à rencontrer. Le policier aurait pu être le voleur et le voleur, le policier. Kurosawa met en scène ce questionnement de l’interchangeabilité précisément au travers l’entremêlement des corps lors d’une lutte dans les bois. Le spectateur ne distingue plus qui est qui, les deux hommes se séparant finalement (figure 9), avant d’apercevoir un cortège d’enfants qui passe au loin.

Fig. 9 : le policier Murakami et le voleur Yusa – Nora inu
Fig. 9 : le policier Murakami et le voleur Yusa – Nora inu

La troisième possibilité figurative propre au cinéma est le contre-modèle pathologique, c’est-à-dire le corps qui s’éprouve dans la maladie. Cette représentation permet de figurer l’expérience du corps en tant qu’épreuve, en tant qu’expérience de notre propre corps qui se dérobe à nous et qui nous renvoie à notre propre finitude. La mise en scène la plus impressionnante, par sa durée et son travail sonore, se trouve, chez Kurosawa, dans Barberousse (Akahige 1965), lorsque le jeune médecin Noboru Yasumoto (Yûzô Kayama) est contraint par Barberousse (Toshirô Mifune) à rester au chevet d’un vieux malade sur le point de mourir. L’intensité et la longueur de la scène amènent le spectateur à prendre la pleine mesure de l’expérience qu’est occupé à vivre le jeune médecin, impuissant et démuni. Kurosawa nous met face à ce corps souffrant tout en introduisant la distance ressentie face à cette expérience incommunicable de la douleur.

La dernière figure cinématographique que développe Nicole Brenez est la figure, déjà rencontrée, du fantôme, présentée cependant en un autre sens. Cette figure n’est pas le fantôme en tant que l’incarnation d’un ailleurs, mais le fantôme de personnages qui seraient leur propre fantôme. Des personnages morts pour eux-mêmes, étrangers à leur propre vie. C’est ainsi le cas du personnage déjà évoqué du seigneur Hidetora dans Ran (1985) qui, écrasé par l’environnement et la trahison de ses fils, et après une tentative de seppuku avortée, car il ne disposait pas de sabre, déambule comme un mort-vivant, totalement absent à lui-même.

Figure 10 : Hidetora – Ran
Fig. 10 : Hidetora – Ran

Il est ici question d’un personnage passant de la présence à l’absence. Or, le chemin inverse est effectué par le personnage d’un autre film de Kurosawa, Vivre (Ikiru 1952). Le personnage de Watanabe (Takashi Shimura), morne fonctionnaire, qui a sacrifié sa vie pour élever son fils, ne va se réaliser véritablement que lorsqu’il apprend sa mort imminente. Il va dès lors tenter de faire construire une plaine de jeu pour les enfants. Du point de vue de la chronologie narrative du film, il ne va s’incarner qu’une fois véritablement mort – par les moyens cinématographiques de l’évocation et du flashback – dans son propre corps et réaliser son projet.

Nous avons ainsi vu, avec ces différents exemples, toute la richesse de l’œuvre de Kurosawa, comment il a pu, à travers son éclectisme, explorer la multiplicité de représentations figuratives du cinéma afin de questionner notre regard sur le corps. Partant de son idée de la transmission et de son expérience de l’importance du regard, Kurosawa nous met ainsi face, à l’aide des possibilités du médium cinématographique, à l’humain, au corps, et à notre rapport à celui-ci dans toute sa complexité, ce qui fait de l’œuvre de Kurosawa, une expérience véritablement unique à découvrir.

David Bodart


* Article adapté d’une présentation dans le cadre d’un séminaire transdisciplinaire de recherche théorique  sur le cinéma à l’ULB dispensé par la professeure Dominique Nasta.

[1]   N., Brenez, De la figure en général et du corps en particulier. L’invention figurative au cinéma, Bruxelles, De Boeck, 1998, p. 32.

[2]   B., Andrieux, Les cultes du corps, Paris, L’harmattan, 1994, p. 261

[3]   A., Kurosawa, Comme une autobiographie, Paris, Cahiers du cinéma, 1997.

[4]   N., Brenez, Op. Cit., p. 35.

[5]   Ibidem, p. 35.

[6]   Ibidem, p. 35.

[7]   Ibidem, p. 36.

[8]   Ibidem, p. 37.

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