Alias Grace (Captive)

Après la série dystopique « The Handmaid’s Tale », l’écrivaine Margaret Atwood est une nouvelle fois adaptée en série TV. Alias Grace est une biographie fictionnelle d’un personnage historique canadien, Grace Marks. The Handmaid’s Tale joue sur le macrocosme dans un futur possible, alors que Captive (nom français de la série – inutilement changé – sur Netflix) se déroule au 19ème siècle dans un microcosme presque écrasant, à une époque où les femmes ne disposaient d’aucun droit. Contrairement aux ‘period drama’ tournant autour d’histoires d’amour, Alias Grace nous offre une version non romancée et réaliste de la vie des servantes et femmes de cette époque. La série vacille entre le présent dans des tons ternes, froids et aseptisés et des flashbacks baignés dans une lumière nostalgique et idéalisée. Un hypnotique portrait de femme immersive et déconcertante rassemblant psychologie, crime, mystère, mélancolie et faits historiques.

Cette minisérie est composée de 6 épisodes d’une quarantaine de minutes. Réalisée par Mary Harron (American Psycho, I Shot Andy Warhol) et coécrit par Margaret Atwood (visible, pour les plus connaisseurs, en caméo dans l’épisode 4), Alias Grace raconte l’histoire d’une immigrante irlandaise et domestique, Grace Marks (Sarah Gadon), accusée du meurtre de Nancy Montgomery (Anna Paquin) et de son amant Thomas Kinnear (Paul Gross). Après avoir passé plusieurs années en prison et en institut psychiatrique, un groupe de méthodiste croyant fermement en son innocence engage un psychologue (ou ‘aliéniste’) Dr. Simon Jordan (Adward Holcroft) pour déterminer si elle a réellement joué un rôle dans ces meurtres. Au fils des épisodes, cette série nous embarque dans les souvenirs de Grace : de son immigration de l’Irlande au Canada avec sa famille, de son amitié avec Mary et son premier travail pour ensuite arriver à son service au sein de la demeure de Monsieur Kinnear. Le docteur, comme le spectateur, est guidé par la seule voix de Grace. Elle nous fournit des commentaires acerbes et perspicaces sur sa situation présente et passée, ainsi que sur les gens qui l’entourent. Entre événements traumatisants, dramatiques et de nombreux harcèlements, la question reste constamment dans notre esprit : Est-elle innocente ou coupable, une manipulatrice ou une folle ? Au bout du compte, il est laissé à chacun de se faire son opinion.

L’empathie pour Grace est créée par les innombrables tragédies et maltraitances qu’elle a subies et subit toujours au sein de la prison. Cette sympathie naît aussi des moments de pure gentillesse, d’humour et de naïveté auxquels on assiste lors des flashbacks. Cependant, au moment où elle approche de la journée fatidique du meurtre de Nancy et de son patron, le spectateur devient obnubilé par la découverte de la vérité. La performance de Sarah Gadon est remarquable et tout en subtilité, ce qui crée une aura de mystère autour de son personnage.

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C’est clair, Grace est un narrateur non fiable, ce qui n’empêche en rien son récit d’être hautement immersif. Dès le début, le doute est installé lors de la première rencontre entre Grace et le docteur Jordan, où elle le prévient que « perhaps I’ll tell you lies ». Un constant aller-retour entre le passé et le présent est réalisé par sa voix. On est ‘captive’ de cette voix-off, de sa vision de la réalité et des personnes qui la compose. Une voix hypnotique par son calme et sa froideur donnant une ambiance inquiétante que ce soit lorsqu’elle raconte des faits heureux ou tristes. Cette narration, inhabituelle pour un personnage féminin, la rend encore plus intrigante. Tout recul semble presque impossible tellement le rythme de son récit interne est effréné et intense, chaque mot semble en cacher d’autres. On boit ses paroles. Des paroles d’une grande poésie mais aussi d’une grande clairvoyance quant à sa société, les hommes qui l’entourent, et les attentes de ceux-ci. Derrière sa voix et ses ‘sir’, on sent une rage face à son impuissance et le constant jugement des hommes sur sa personne. Cette série repose sur un mode de narration où Grace est en parfait contrôle. Autant le docteur Jordan que le spectateur n’a d’autre choix que de se laisser faire. Pour la première fois, ce sont les mots qui donnent du pouvoir à une femme sur les hommes. Néanmoins, les mots employés sont toujours réfléchis. Ils ne sont exprimés librement que grâce à notre accès privilégié à ses pensées. C’est un récit sur comment les hommes voient les femmes (des hommes incapables, tout comme le docteur Jordan, de les comprendre) et ce que ces dernières leur laissent voir.

En plus d’une voix qui ne lâche que très rarement le spectateur, les jeux de regards sont omniprésents de par l’échange constant entre Grace et le docteur Jordan. A travers la façade calme, discrète et soumise exigée des femmes de cette époque, on peut déceler quelque chose d’énigmatique, voir de séduisant en Grace. Ses yeux, sous cette apparence paisible et innocente, renferment un tourbillon d’émotions perceptibles par le jeu subtil de l’actrice. Sarah Gadon joue sur la manière dont les femmes de cette époque sont représentées, notamment dans la scène d’ouverture où Grace se regarde dans un miroir et adopte les expressions, les comportements de toutes les femmes qu’on lui prétend être (innocente, démon, intelligente et manipulatrice, naïve et stupide). De plus, elle réussit à jouer avec brio les différents âges que traversent Grace et les différentes versions d’elles qui (co)existent.

Une série historique qui fait découvrir de nouvelles coutumes et aspects du quotidien peu abordés dans les films ou séries historiques. Hélas, cette série risque d’attirer un public largement féminin. En effet, le public masculin risque de rester tout aussi déconcerté que les personnages masculins de cette série par ce portait inhabituel de femme du 19ème siècle.

A une période dirigée par un misogyne à moumoute et les derniers mois croulant sous les multiples accusations de harcèlements sexuels, les adaptations des romans féministes de Margaret Atwood n’auraient pas pu être plus opportuns. Dans Alias Grace, des sujets actuels et importants sont abordés tels que l’immigration, les dangers de l’avortement illégal, le côté prédateur des hommes de pouvoir et la culpabilisation des victimes, résumée en quelques mots par Grace : “Once you’re found with a man in your room, you are the guilty one, no matter how they get in.”.

Philippine Marotte

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