Sunset Boulevard | Analyse

Sunset Boulevard, Billy Wilder (1950)

Sunset Boulevard ou l’hommage schizophrénique d’un amoureux du septième art

Sunset Boulevard est un film de 1950 réalisé par Billy Wilder. Il a notamment reçu l’Oscar de la meilleure musique de film et le Golden Globe du meilleur film.

L’histoire de Sunset Boulevard, c’est celle de Joe Gillis. Scénariste raté, cynique et lucide, Joe est au  bord du gouffre. Il rencontre alors Norma Desmond, ancienne star du muet, elle vit recluse dans sa triste demeure, sinistre musée de sa gloire perdue. Il sera emporté dans une relation malsaine qu’il subira de manière semi-consentie. Mais l’histoire contée par Billy Wilder, c’est avant tout celle du cinéma, dans ce qu’elle a de plus séduisante et de plus tragique. Un récit en boucle sur une structure en flash-back racontée par la voix venue d’outre-tombe du héros, le tout constituant une mise en abyme magistrale et une réflexion sur le milieu du cinéma. C’était le pari fou d’un réalisateur talentueux. Plusieurs décennies plus tard, ce chef d’œuvre n’a pas pris une ride.

Sunset Boulevard est bien plus qu’un long-métrage. Il cristallise l’essence de ce qui constitue le septième art en proposant une analyse sociologique des impacts du star système Hollywoodien. Miroir cruel de l’envers du décor, le film n’oublie jamais d’être redevable et ne tombe à aucun moment dans la caricature. Sunset Boulevard nous offre un portrait nuancé, à la fois tendre et épouvantable, d’une industrie fascinante. Le chef d’œuvre de Billy Wilder est orchestré comme une grande symphonie, avec justesse et habilité. Chaque plan, chaque ligne de dialogue, chaque détail est savamment mis en scène avec une maîtrise impressionnant. Absolument rien n’est laissé au hasard.

Lorsque l’on visionne le film aujourd’hui, il laisse une impression étrange. Il raisonne comme une œuvre contemporaine de par sa thématique principale. L’éphémère, la fugacité et l’interchangeabilité inhérente au star système. Comme un avertissement d’outre-tombe au futur du cinéma, Sunset Boulevard nous interroge déjà sur notre relation aux films et à ceux qui les font exister. A l’heure des réseaux sociaux, il émane de cette œuvre une profonde ironie. Où l’admiration s’arrête-t-elle et où le conditionnement commence-t-il ? Qui décide de nos icônes et qui attribue le talent ? Le cinéma entretient-il une relation destructrice, d’amour/haine, avec ses enfants ?

Billy Wilder pose un regard bienveillant et acerbe sur cette star oubliée, incarnation magnifique des versants effroyables du cinéma. Il se penche également sur l’un des métiers du cinéma très (trop ?) peu raconté à l’écran: celui du scénariste. Enfant pauvre du rayonnement du septième art, le scénariste est souvent relayé au second plan lorsqu’il est question de dépeindre le milieu cinématographique. En choisissant de lui offrir le premier rôle, le réalisateur affiche immédiatement une originalité et une audace qui accompagneront l’ensemble du film.

Une autre thématique, présente en filigrane, pourrait être celle de la schizophrénie, indissociable du monde du cinéma. Après tout, si l’on s’éloigne quelques instants et que l’on observe ce qu’est le cinéma, l’une des interprétations possibles est la création d’un monde distinct du nôtre mais lui ressemblant, peuplé d’êtres fictifs interprétés par des personnes réelles, jouant des histoires imaginaires empreintes de vérité. Une symphonie d’oxymores, dont la plus illustre pourrait être  « un authentique mensonge ».  La schizophrénie habite le film. La schizophrénie de Norma Desmond. La schizophrénie de Joe Gillis. La schizophrénie du film lui-même. Car l’autoréflexivité est poussée à son paroxysme.  Gloria Swanson, illustre interprète de Norma Desmond, est elle-même une star déchue de la grande époque du muet. Le film que Norma visionne perpétuellement, de façon malsaine et presque maladive, avec une pointe d’hystérie, n’est autre que Queen Kelly. Film dont le rôle principal est interprété par Gloria elle-même et réalisé par Erich von Stroheim (qui interprète Max von Mayerling dans le film, majordome de Norma et ancien réalisateur du muet). Gloria et Erich interprètent courageusement leur homonyme au sein de cette mise en abyme spectaculaire. Notons également les apparitions de Cecil B. DeMille (qui avait également mis en scène Gloria) dans son propre rôle sur le tournage de son long-métrage Samson et Dalila ainsi que celle de Buster Keaton. Si le « clin d’œil » cinématographique ne constitue pas, en soi, une manœuvre originale, Billy Wilder lui offre une dimension particulière. Il dépasse l’aspect anecdotique par une allégorie magnifique. Brouillant les limites, manipulant les codes, Billy Wilder pousse les références jusqu’à leurs limites.

Joe Gillis n’échappe pas à cette douce folie. Ce personnage est indissociable de ses contradictions. Tiraillé entre ses ambitions dévorantes et ses envies d’accomplissement, ne représenterait-il pas, sur certains aspects, les paradoxes du cinéma ?

Si une influence expressionniste peut être décelée dans la première partie du film, il reste inclassable. Entre le film noir et le drame, parfois drôle mais souvent tragique, Sunset Boulevard n’est ni un pur divertissement, ni un drame inaccessible. Il flotte au-delà du genre, il survole l’histoire du cinéma et aborde ses styles tout en construisant un film hybride avec une identité propre.

Sunset Boulevard fait partie de ces films habiles qui parviennent à offrir plusieurs niveaux de lecture sans que cela ne complique la réception spectatorielle. Le jeu théâtral de Norma est-il un hommage au jeu sémaphorique (jeu d’acteur théâtral, notamment caractérisé par une gestuelle exagérée et très éloigné de la réalité) des années 20 ? Est-il l’héritage de l’expressionisme ? Ou est-il plutôt symptomatique de ce dédoublement caractéristique des acteurs qui ne parviennent plus à dissocier leurs personnages de leur propre personnalité ? Cette confrontation entre le jeu sémaphorique de Norma et le jeu verisimilaire (un jeu d’acteur plus sobre, se rapprochant d’avantage des comportements réels)  de Joe laisse place à de nombreuses interprétations. Il est possible d’y voir la constante évolution des exigences du cinéma qui se réinvente constamment, mais cela peut aussi être interprété comme la possible coexistence des deux mondes, celui de l’ancien, du « classique » et celui de la modernité.

La façon dont Billy Wilder dépeint le personnage de Norma résume parfaitement son rapport au milieu du cinéma. Il pose sur elle un regard attendrissant mais dur. Il ne l’épargne sur aucun aspect tout en restant bienveillant. Il insuffle cette passion aux spectateurs, inspirant un rapport amour/haine à son personnage. Norma est autant monstrueuse qu’attachante, elle possède à la fois une grande force et une immense fragilité. Ce qui caractérise le film est notamment qu’il ne soit jamais manichéen.

Sous ses faux airs de cinéma de « l’entertainement », Sunset boulevard est d’une grande spiritualité. Une réflexion sur cette « fabrique à rêves » qu’est Hollywood, cette machine superbe et monstrueuse, avide des fantasmes les plus fous, qui engloutit puis rejette ses créateurs, usés et décharnés. Ce film corrosif dénonce ce microcosme fascinant, royaume de l’illusoire, de son ignoble ingratitude à sa dangereuse autorité. L’illusion, ses sources et ses conséquences, sont  étudiées par Wilder à travers le prisme d’Hollywood, empereur du mirage orchestré où le rêve et la duperie se confondent.

Il y a un crescendo dans Sunset Boulevard qui nous conduit jusqu’à la scène finale, apogée du savoir-faire de Billy Wilder, allégorie du cœur de cette œuvre. On retrouve tous les éléments constitutifs du film dans cette magnifique séquence. L’ironie, la vanité et ses dérives, l’autoréflexivité mais surtout, la confusion effarante entre la fiction et la réalité. La perte de repères si puissante qu’elle fait perdre le sens des réalités.  Cet instant où Norma sombre définitivement dans la folie, avec cette pitoyable euphorie, est profondément touchant. La sincère empathie de Max est communicative. Une émotion pure nous transporte pour cette victime du système devenue bourreau. La tendresse de Max qui filme son idole pour la dernière fois. L’illusion est parfaite. On y croit, pas seulement parce que c’est bien fait mais surtout parce qu’il y a une volonté d’entretenir la confusion. Cette histoire n’existe pas et pourtant elle est authentique. C’est l’histoire de milliers d’acteurs, réalisateurs et celle de millions de spectateurs qui observent, impassibles, les vedettes et le cinéma d’hier, s’éteindre tristement sous leurs yeux.

Gardien de nos plus tendres névroses, le cinéma détient une sorte d’emprise sur nous. On le supplie de nous faire croire à ses mensonges, lui conférant un pouvoir dont on ne mesure pas toujours les conséquences. Inclassable, intemporel, insaisissable, Sunset Boulevard éclate le cadre formel des codes du long-métrage et constitue une expérience cinématographique incomparable. Regard compatissant et corrosif sur le monde du cinéma, autopsie d’Hollywood d’hier et d’aujourd’hui, étude sur la dépendance à l’illusion, Sunset Boulevard est l’hommage schizophrénique d’un amoureux du septième art.

Matilda CASA