David W. Griffith : institutionnalisation du langage cinématographique | analyse

David W. Griffith :
de l’institutionnalisation du langage cinématographique

Analyse de The Adventures of Dollie (1908)

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The Adventures of Dollie est, en 1908, le premier film réalisé par David Wark Griffith et produit par l’American Mutoscope & Biograph. Le premier d’une longue série de films qui permit au mode de représentation cinématographique de s’institutionnaliser à travers un langage cinématographique propre au médium. The Adventures of Dollie est à la charnière de deux périodes dont la transition s’effectue entre le cinéma dit primitif et le cinéma dit institutionnalisé.

Notre travail consiste à définir et illustrer, à travers l’analyse du film The Adventures of Dollie, les différents éléments caractéristiques qui concrétisent cette transition opérée par Griffith dans la grammaire du cinéma. Pour cela, nous utiliserons divers concepts liés à l’esthétique et à la philosophie cinématographique illustrés par les outils du langage cinématographique.

L’une des spécificités de The Adventures of Dollie est d’être un film pluriponctuel. C’est-à-dire qu’il est présenté, non plus en un seul plan (uniponctuel) comme le propose le cinéma primitif, notamment des Frères Lumière, mais en une multiplicité de plans juxtaposés les uns aux autres qui induit la notion de montage. The Adventures of Dollie présente un montage par continuité définit comme un « système de montage permettant d’assurer, dans un contexte narratif, le déroulement clair et continu de l’action. Le montage par continuité repose sur une stricte corrélation des directions de mouvements, des positions dans l’espace et des relations temporelles entre les plans.[1] ».

Les notions de gestion de l’espace, du temps et de la narration découlent notamment des articulations et des relations entre les plans définies comme « pragmatique du découpage » chez Griffith, c’est-à-dire « une façon de concevoir la succession des plans en fonction de la perception du spectateur. (…) Faire ressentir la mobilité temporelle, parallèlement à l’unité de l’espace de perception.[2] »

Le montage, tel qu’utilisé par Griffith dans Dollie, assure une continuité narrative spatio-temporelle, que le cinéma uniponctuel résout avec un cadre unique d’unité de temps et de lieu, de manière théâtrale. Tandis que le cinéma pluriponctuel nécessite d’imposer une unité logique à partir de l’assemblage de chaque fragment (chaque plan différent et successif) qui compose le film. Griffith doit alors s’assurer de la réception et de la cognition du spectateur à travers cet assemblage de plans successifs différents qui compose Dollie.

Cette logique, qui fonde le montage narratif, est assurée par les raccords qui se veulent, paradoxalement, les plus imperceptibles possibles, « transparents », là où ils doivent « montrer » et assurer au spectateur la continuité et la linéarité nécessaire à une histoire homogène. Dans Dollie, le montage permet de créer cette continuité et contiguïté spatio-temporelle de la diégèse. Griffith propose en effet une succession de plans (poursuite du bohémien par le père) et une simultanéité d’actions (pendant que le père cherche sa fille, les bohémiens s’enfuient en chariot) liées par le raccord, le cadre, le mouvement et l’espace filmique (l’espace imaginaire de la diégèse constitué par le champ et le hors-champ).

Griffith recourt principalement au raccord de mouvement. La direction des mouvements sert d’élément structurant du raccord. Ces mouvements sont l’entrée et la sortie de champ des personnages et mobiles (le tonneau et Dollie). Dans un plan, le tonneau flottant sur l’eau apparaît sur le bord supérieur gauche du cadre, sa trajectoire traverse diagonalement le cadre, pour en sortir en bas à droite. Dans le plan qui suit, le tonneau apparaît également en haut à gauche, effectue sa trajectoire dans le champ pour sortir à nouveau en bas à droite, et ainsi de suite. Cette « logique graphique[3] » repose sur le mouvement à l’écran qui veut que, dans des plans successifs, le mouvement du personnage soit toujours dans la même direction[4]. Pour Dollie, si le tonneau entre par le bord gauche du cadre et sort par le bord droit du cadre, il devra dans le plan suivant entrer dans le champ également par la gauche et en sortir par la droite. « Cette forme primitive de continuité qui suit la trajectoire d’un personnage ou d’un groupe de personnages à travers différents décors constituant dans leur ensemble une « géographie continue » » est nommée « continuité trajectorielle »[5].

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L’unité diégétique d’une « géographie continue » existe aussi grâce au hors-champ, cette partie de la diégèse non-visible à l’écran car non présente dans le cadre de la caméra. Lors de la course du père de famille à la poursuite de la jeune Dollie kidnappée par le bohémien, ce dernier arrive à son campement, cache Dollie dans un tonneau, et vérifie du regard si personne ne l’a vu faire. Ce regard vers un espace n’apparaissant pas dans le cadre et donc non visible pour le spectateur fait exister celui-ci dans la diégèse et par conséquent dans l’esprit du spectateur. Il en est de même du père qui, jouant avec sa fille, quitte le champ par le bord gauche du cadre et y entre à nouveau quelques instants plus tard alors que Dollie a disparue. Ce mouvement fait exister des espaces non-visibles pour le spectateur mais compréhensibles car le père, étant dans un autre espace de la diégèse, n’a pas pu voir sa fille se faire enlever. Dans le dernier plan du film, un garçon en train de pêcher voit quelque chose au loin flottant sur l’eau que le spectateur ne voit pas car hors-champ (ocularisation externe). Il tend alors sa canne à pêche pour attraper ce qui se trouve en dehors du champ visible et attrape le tonneau. Le regard du garçon lie les espaces de la diégèse, mais le montage juxtaposant les plans également, car le plan précédent correspond au tonneau flottant sur l’eau qui rejoint un espace et puis l’autre par l’idée de mouvement.

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C’est par le dynamisme et le mouvement des personnages dans le cadre que Griffith lie un plan avec un autre. Ces mouvements s’opèrent dans l’intégralité du champ et traversent toute la surface écranique par une diagonale d’en haut à gauche à en bas à droite, là où la caméra reste totalement fixe. Cette fixité de prise de vue, encore liée à la logique de tableau est comblée par le mouvement dans le champ. Ce déplacement du personnage dans le champ est conceptualisé comme espace centripète. Le cadre filmique n’est plus centré sur le personnage. Ici, le personnage voyage dans l’espace filmique et, peut sortir et entrer dans le champ. Cette idée n’est toutefois pas générale puisque Griffith succombe encore à l’idée d’un espace centrifuge lorsqu’il dispose Dollie au centre de l’image pour se faire enlever. Dans ce plan, Griffith use de la profondeur de champ pour proposer des actions simultanées. Il laisse entrevoir le bohémien en arrière-plan prêt à enlever la petite Dollie, en train de jouer, située à l’avant-plan. Ce deep-staging, c’est-à-dire la mise-en-scène, la composition en profondeur de champ, renvoie à un cinéma théâtral où des actions, simultanées, ne peuvent avoir lieux que dans un seul et unique plan spatio-temporel visible par le spectateur : le champ. Ce que Griffith dépassera ensuite dans ses films suivants.

Ce jeu sur la profondeur de champ offre une composante supplémentaire au spectateur. Le savoir narratif du spectateur, que G. Genette nomme focalisation spectatorielle, est corollaire à la profondeur de champ. Le spectateur en sait plus que le personnage car sa réceptivité est liée à une connaissance de l’intrigue plus large que le protagoniste du film. Le spectateur sait que Dollie est en danger car il perçoit le bohémien en arrière-plan. Dollie, à l’avant-plan ne se doute de rien. Liée au hors-champ, cette focalisation spectatorielle permet au spectateur de savoir que Dollie est cachée dans le tonneau (elle est hors-champ) tandis que le père n’a pas ce savoir. Ce savoir supplémentaire participe à la compréhension diégétique et à l’esthétique des attractions par un spectateur devenu complice avec les bohémiens. Pourtant, la focalisation, la profondeur et le hors-champ participent ensemble au suspens et au questionnement dramatique du spectateur axés sur la narration. C’est le cas avec le baril qui vogue sur l’eau en arrière-plan et se dirige vers les chutes d’eau en avant-plan : « que va-t-il advenir de Dollie ? ». Le suspens est non seulement un élément lié à l’espace mais encore au temps.

L’étirement du temps est perçu comme le retardement d’un conflit dramatique. Griffith l’utilise consciemment pour créer le suspens chez le spectateur. « La profondeur (…) permet d’apprécier le défilement temporel[6] » comme pour les plans, semblant de longue durée, du tonneau sur la rivière ou du père dans la prairie qui, tous deux, traversent le champ.

La perception du temps est une composante essentielle à l’issue narrative du film. C’est pourquoi, en plus d’étirer la sensation de durée, Griffith se joue d’une condensation, ou contraction, temporelle par l’ellipse. Il raccorde des plans tout en sautant les temps morts, les moments jugés sans intérêts pour l’intrigue[7]. A contrario de l’élimination de moments spatio-temporels, l’ellipse opérée par Griffith propose une présélection de ce que le spectateur doit voir (réceptivité), retenir (anamnèse) et comprendre (cognition). Le film ne propose que les moments qui lui sont opportuns et nécessaires.

La compréhension du film est basée sur la sélectivité visuelle et son anamnèse. Le premier plan de The Adventures of Dollie présente Dollie au sein de la cellule familiale, comme pattern transcendant le film. Lorsque Dollie est capturée, l’unité familiale est rompue et le spectateur se souvient de l’importance qu’elle a pour son père, qui se met directement à sa recherche. Le second plan du film, que l’on pourrait qualifier de plan emblème car il synthétise et regroupe les éléments qui vont conditionner la suite du récit, présente encore la cellule familiale en rapport conflictuel binaire avec le bohémien. Dans ce plan, des pêcheurs apparaissent. C’est un de ces pêcheurs qui retrouvera, dans le dernier plan du film, le tonneau contenant Dollie[8]. Le spectateur se souvient de l’importance du lieu, car c’est le même dans le second et le dernier plan du film, avec la rivière et le coin de pêche. La compréhension découle du trajet effectué par Dollie. Une trajectoire en boucle du second au dernier plan qui l’a ramenée au même endroit connu et reconnu par le spectateur ce qui assure narrativement le « last-minute-rescue ». Tant narrativement que spatio-temporellement, le film forme une unité logique diégétique qui boucle et clôture le film à partir de l’unité familiale, sa rupture et son recouvrement à la fin.

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Griffith joue moins sur la pulsion scopique de la monstration que sur la narration et l’immersion du spectateur dans une histoire. Cette interpellation du spectateur est moindre dans le film Dollie, mais, elle n’est pas absente. Elle ne passe plus principalement par le jeu sémophorique d’un personnage. Griffith dirige en effet ses acteurs pour un jeu le plus vérisimilaire possible, c’est-à-dire ancré dans un niveau de réalisme. Toutefois, certaines expressions émotives ne peuvent s’accompagner que d’un jeu exacerbé à l’écran par faute d’un manque de confiance dans la compréhension visuelle suggérée au spectateur. Les intertitres, absents dans la version du film connue aujourd’hui, posent aussi la question de l’autonomie des plans, même si l’on a du mal à percevoir que le film, dans sa version originale, ne comportait pas d’intertitres à valeurs informatives et/ou dialogiques.

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Le film de Griffith est un cinéma du sensoriel et de la subception. La perception auditive subliminale s’illustre d’une part, avec la mère qui appelle au secours son mari alors que le bohémien tente de la voler. Et d’autre part, à travers l’enfant pêcheur et le père tendant l’oreille vers le tonneau afin d’entendre les cris de Dollie qui y est enfermée. C’est aussi le bruit de l’eau de la rivière et des sabots du cheval au galop tirant son chariot. Ces visions des personnages suggèrent, dans un cinéma muet, la parole et/ou l’écoute. La synesthésie mobilise les sens du spectateur principalement pour le ressenti de l’eau de la rivière, ainsi que de la sensation de vitesse, qui passe par les chutes d’eau et par la rapidité du chariot du bohémien, d’ailleurs représentée, en opposition à l’eau, par un nuage de poussière. Une synesthésie qui distingue deux espaces opposés : Terre et Eau, qui se rejoignent et clôturent le récit dans le dernier plan.[9] Cette disjonction s’opère lors du plan du chariot du bohémien, tiré par un cheval, traversant la rivière et perdant le tonneau contenant Dollie. La rupture s’illustre d’une part par opposition de la sensation de vitesse entre le plan précédent (A) du chariot roulant à toute allure et le susmentionné (B) dans lequel le chariot se déplace lentement pour entrer dans l’eau. D’autre part, l’opposition entre les entrées et sorties de champ effectuées de gauche à droite (A) durant la majorité du film et cette rare entrée dans le champ inverse, par le bord droit inférieur du cadre, « où le chariot des Bohémiens arrive, de très impressionnante manière, de derrière la caméra.[10] » (B). Finalement, par la variation scalaire d’un plan d’ensemble (A) à un plan moyen sur le chariot (B). Ces deux plans, et leur opposition, synthétisent à eux seul l’évolution d’une grammaire cinématographique émise par Griffith et son contraire, autant liés aux avancées techniques, esthétiques et philosophiques que contraint par la pensée du système de représentation de l’époque.

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Dans ce cinéma de transition, « moment charnière, contemporain de l’effacement du cinéma comme spectacle de vaudeville theater, et de l’avènement du nouveau spectateur, celui du nickelodéon[11] », Griffith pose les bases d’un cinéma dont les prémisses sont encore à venir. Il n’est en effet pas encore question, avec The Adventures of Dollie, de montage alterné, mais de successions et simultanéités présumées d’alternance d’actions ; ni d’organicité, mais de rapport binaire entre bourgeoisie et bohémiens en conflit ; ni de lien entre macrocosme et microcosme, mais de fragments spatio-temporels (le bord de rivière, le campement des bohémiens, le tonneau voguant sur l’eau) formant une unité géographique continue ; ni d’une non-restrictivité puisque chaque fragment indépendant est une partie du tout de la diégèse.

Avec ce premier film, Griffith amorce un cinéma qu’il dépassera, qu’il développera et dont les procédés façonneront une mise au point du langage cinématographique à travers les concepts susmentionnés qu’il ne pouvait découvrir et expérimenter que progressivement au fil de sa filmographie afin d’enrichir l’art cinématographique vers une autonomie, une diminution de l’esthétique des attractions et une avancée de la narration transparente.

Bertrand Willems


Travail d’analyse effectué dans le cadre du cours « Esthétique & philosophie du cinéma » de la professeure Dominique Nasta (ULB)

Notes de bas de page

[1] BORDWELL, David et THOMPSON, Kristin, L’art du film : une introduction, tr. Fr. Cyril Beghin, Bruxelles, De Boeck, coll. « Art et cinéma », 2000, rééd. 2009, p. 734.
[2] AMIEL, Vincent, Esthétique du montage, Paris, Armand Colin, 2010, p. 22.
[3] Idem, p. 26.
[4] Michel Colin remarque que cette trajectoire vectorialisée induit un parcours du regard identique à celui de la lecture dans notre culture. Voir : COLIN, Michel, MOTTET, Jean (dir.), « L’écriture Griffith-Biograph », in D. W. Griffith : colloque international, Paris, L’Harmattan, 1983, p. 281.
[5] GUNNING, Thomas, MOTTET, Jean (dir.), « Présence du narrateur : l’héritage des films Biograph de Griffith », in D. W. Griffith : colloque international, Paris, L’Harmattan, 1983, p. 135.
[6] AUMONT, Jacques, MOTTET, Jean (dir.), « L’écriture Griffith-Biograph », in D. W. Griffith : colloque international, Paris, L’Harmattan, 1983, p. 239.
[7] METZ, Christian, « Le cinéma : langue ou langage ? », in Essais sur la signification au cinéma, Paris, Klincksieck, 1981-83, p. 80.
[8] Ce tonneau apparaît déjà dans le plan qui présente pour la première fois le campement des bohémiens
[9] COLIN, Michel, MOTTET, Jean (dir.), « L’écriture Griffith-Biograph », in D. W. Griffith : colloque international, Paris, L’Harmattan, 1983, p. 275.
[10] AUMONT, Jacques, MOTTET, Jean (dir.), « L’écriture Griffith-Biograph », in D. W. Griffith : colloque international, Paris, L’Harmattan, 1983, p. 246.
[11] Idem, p. 244. Soulignés par l’auteur.


Bibliographie

  • AMIEL, Vincent, Esthétique du montage, Paris, Armand Colin, 2010.
  • BORDWELL, David et THOMPSON, Kristin, L’art du film : une introduction, tr. fr. Cyril Beghin, Bruxelles, De Boeck, coll. « Art et cinéma », 2000, rééd. 2009.
  • DELEUZE, Gilles, L’image-mouvement. Cinéma 1, Paris, Editions de Minuit, coll. « Critique », vol. 1, 1983.
  • GUNNING, Tom, W. Griffith & the origins of the american narrative film : The early years at Biograph, Urbana, University of Illinois Press, 1991, réed. 1994.
  • LOUGHNEY, Patrick, BOWSER, Eileen (dir.), CHERCHI USALI Paolo (dir.), « The Adventures of Dollie », in The Griffith project, Londres, British Film Institute, vol. 1, 1999, pp. 27-28.
  • MOTTET, Jean (dir.), W. Griffith : colloque international, Paris, L’Harmattan, 1983.
  • GRIFFITH, David Wark, « The Adventures of Dollie », in W. griffith’s biograph shorts (1909-1913), DVD, Etats-Unis, Kino International, 2002.