Carrie | analyse

Carrie de Brian De Palma (1976)

Rébellion sanguinaire d’un conte de fées.

Quand la société de production United Artists décide, au milieu des années 70, de consacrer 1.6 millions de dollars (Box Office Mojo) à l’adaptation d’un conte gore écrit par un jeune inconnu du nom de Stephen King, les producteurs ne savent pas encore que leur choix d’engager Brian De Palma comme réalisateur pour mener à bien le projet va bousculer leurs attentes. Ils n’anticipaient pas que ce petit film fantastique susceptible à leurs yeux d’éventuellement rapporter un peu d’argent, ou au moins de rentrer dans ses frais, deviendrait le véritable premier succès public du cinéaste avec plus de 30 millions de dollars de recettes (Box Office Mojo) et, mieux encore, que cette série B allait peu à peu s’imposer comme une œuvre culte du genre (LEGRAND : 1995, 51). Nous proposons d’analyser certains éléments de ce succès selon le prisme général de l’émancipation avec : premièrement, une rétrospective sur le détournement des mythes et des contes effectué par le scénario ; deuxièmement, une courte étude thématique ; et puis troisièmement, afin de mieux relier les deux point précédents, un précis stylistique agrémenté de quelques exemples pertinents.

Pour rappel, le film raconte l’histoire de Carrie White, une jeune marginale en fin d’études dans un lycée américain classique de banlieue bourgeoise, est élevée par une mère catholique pratiquante extrêmement rigide. Coupée du monde, elle devient la risée de l’école après avoir paniqué lors de ses premières règles (tardives) dans le vestiaire des filles. Alors que les préparations pour le grand Bal de Promo sont en pleine effervescence, Carrie développe d’étranges facultés télékinétiques.

Une Cendrillon martyrisée

D’aucuns arguent que la réussite majeure du scénario tient en grande partie à l’univers simple et référencé des contes de fées auxquels il est plus facile de s’identifier et particulièrement présents dans le matériau romanesque source. Pour beaucoup de théoriciens et de critiques, le personnage de Carrie évoque de manière évidente Cendrillon et ce pour plusieurs raisons: c’est une jeune fille recluse et mise à l’écart par une figure maternelle avant sa rencontre avec le prince charmant ; elle obtient (dans ce cas-ci elle exige) une permission de minuit pour se rendre au bal ; elle est aidée par des forces magiques (ses pouvoirs surnaturels), elle coud sa robe elle-même, etc. Bien entendu cet esprit à la Perrault est contrebalancé par un final tiré de l’univers d’Edgard Allan Poe pour une héroïne plus contrastée, notamment le désastre de la salle de bal et l’effondrement de la maison White qui rappellent Le Masque de la Mort Rouge et La Chute de la Maison Usher (LEGRAND : 1995, 54).

IMAGE 1

Cependant le film est beaucoup moins binaire que cela. En effet, plus qu’une relecture du mythe de Cendrillon, Carrie en offre un détournement cynique. Interrogé sur la question, De Palma lui-même commente : « Pour moi, c’est l’histoire d’un vilain petit canard qui se fait martyriser au lycée et qui prend sa revanche. J’ai toujours eu bien ça en tête » (BLUMENFELD & VACHAUD : 2001, 65). Outre les variations subtiles de son décor contemporain où le père absent est tout à fait éclipsé de l’histoire et où c’est bien la mère biologique de l’héroïne qui la tourmente et non pas une mauvaise remplaçante, le film propose une transmutation et une multiplication des demi-sœurs sont muées en camarades de classe et même en d’autres membres de la communauté (SHORT : 2006, 68). La véritable déviation concerne plus directement les réponses émotionnelles de la protagoniste, plus encrées dans le réalisme (malgré les excès du ton fantastique) avec de la douleur, de la frustration, de la honte mais surtout, ultimement, de la rage et de la haine qui restent à ce jour des émotions féminines taboues (SHORT : 2006, 69).

Finalement, Carrie symbolise le passage rituel vicié de l’enfant à la femme via un jeu de pouvoir qui oppose principalement l’héroïne à sa mère, mais aussi plus généralement au reste de la société. D’une enfant soumise, Carrie devient une adolescente révoltée avant de parachever son développement en image monstrueuse de la féminité. Le parallèle évident avec un autre conte, à savoir Blanche Neige, concrétise ce refus de la figure maternelle avec une emphase sur sa nécessité pour l’aboutissement de la maturité sexuelle des générations suivantes (SHORT : 2006, 70). Découlant de la propre psychologie de De Palma et de son rapport conflictuel avec sa mère, la double figure maternelle traditionnelle du conte présentant l’une à l’influence positive (la marraine la bonne fée par exemple) et l’autre à l’influence négative (la belle-mère) est souvent reprise dans la narratologie habituelle du film d’horreur, ici entre Margaret White (Piper Laurie) et Miss Collins (Betty Buckley) (SHORT : 2006, 72). Mais là où Carrie dévie totalement de ce modèle, c’est que les deux formes de maternité présentes sont irrévocablement rejetées, un choix crucial du cinéaste puisqu’il s’éloigne du roman de base où le personnage de Miss Collins n’est pas sacrifié.

De Palma joue avec la ritualistique féminine des mythes, des contes et de l’horreur qui remonte à la figure emblématique d’Eve. Ce qu’il propose est en réalité un dépassement par la violence, une prise de pouvoir de l’ingénue martyrisée dans une espèce de révolte par la découverte de la sexualité. Le scénario de Carrie articule un parcours initiatique ancré dans une narratologie on ne peut plus classique et très accessible, mais il en déstabilise les codes par une accumulation sophistiquée de détournements.

Tabous et anticonformisme

IMAGE 2 BIS IMAGE 2

La relecture discutée dans le point précédent est intrinsèquement liée aux thématiques chère à Brian De Palma et qui émaillent en substance la majorité de sa filmographie. Comment les conjugue-t-il avec le double genre dans lequel il travail (le teen movie et le film d’horreur)? Comme nous l’avons insinué plus haut, le point d’origine englobant des différents thèmes abordés par le cinéaste se trouve dans ce que l’on pourrait légitimement appeler une éthique de la révolte : Carrie est l’histoire d’une poly-émancipation. La destruction des tabous religieux à travers la relation entre Margaret White et sa fille est probablement la donnée offrant la lisibilité analytique la plus immédiate. En plus du personnage maternel lui-même, le réalisateur suralimente l’iconographie de son film pour insister sur l’oppression de la croyance constamment mise en opposition à la liberté individuelle. Par exemple, le décor intérieur principal du rez-de-chaussée de la maison des White est construit comme une église. La pièce est séparée en deux par une cloison en bois elle-même composée de trois ouvertures en forme d’ogives ; elle est aussi principalement illuminée par voie de bougies et la salle à manger est décorée avec une représentation de La Cène de Léonard de Vinci (LEGRAND : 1995, 95). Cet intérieur méticuleusement construit est toujours filmé en surcadrages pour mieux signifier une véritable suffocation, un sentiment d’oppression et d’enfermement provoqué par le fanatisme de Margaret White et, en extrapolant, par le puritanisme d’une partie de la société américaine. Non content de son regard cynique sur la religion, la cinéaste bouscule la logique des mœurs à travers un haut degré de sexualisation de son propos. La caméra est plus que jamais voyeuriste et ce dès la scène d’introduction où l’on voyage à travers les corps nus d’adolescentes avant de détailler celui de l’héroïne de manière lascive, Brian De Palma dira : « La séquence des douches est l’illustration d’un fantasme très masculin de voir ce qu’il se passe dans le vestiaire de filles. » (IMAGE 3) (BLUMENFELD & VACHAUD : 2001, 65). On passe toute la métaphore évidente des menstruations, ajoutons tout de même que la sexualité est également vue sous l’angle de la manipulation soit comme objet de négociation : le personnage de Chris (Nancy Allen) obtient l’aide de Billy (John Travolta) en lui proposant une fellation ; soit comme outil de stigmatisation : le péché ou le ridicule. Le réalisateur synthétise cette double connexion avec brio au moment de la destruction de Margaret White qui est crucifiée par une série de couteaux de cuisine dans une posture de martyre religieux typique de l’iconographie chrétienne de la Renaissance tout en éprouvant un véritable plaisir sexuel masochiste.

IMAGE 4 St. Sebastian - Andrea Mantegna, 1480 IMAGE 5 IMAGE 6

Dans ce même mouvement critique des pressions subies par les individus, et singulièrement ceux qui s’écartent de la norme, De Palma élabore avec violence et cynisme une critique plus large de l’éducation et du système de valeur américain/occidental. Ce dernier consiste à former la jeunesse par la répression et la promesse de rédemption; à forcer une matérialité artificielle aux marginaux en leur faisant suivre une route de puritanisme ou de conformisme, étouffant l’individu dans un paradoxe entre la prison de l’ignorance et l’aseptisation d’un moule construit (SHORT : 2006, 74-75). L’univers visuel du lycée tend à une dystopie des apparences : les uniformes noirs et jaunes transforment les élèves en une société d’abeilles indissociables où les écarts sont punis par les réprimandes ou carrément l’agression. Pire, même la bienveillance de Miss Collins à l’égard de Carrie est basée sur une autre forme d’intolérance : en effet, jamais elle n’essayera de comprendre la jeune fille, préférant essayer à tout prix de la faire entrer à l’intérieur du groupe des adolescentes de son âge et ce de manière factice : à grand renfort de faux-semblants, d’hypocrisie et de conseils en maquillage.

Le film décrit l’angoisse d’un personnage écartelé entre deux mondes, la maison familiale et le lycée, entre un lieu personnalisé et vampirisant contrôlé par sa mère et un autre fondé sur l’intégration. L’héroïne tragique est tiraillée entre deux formes d’aliénation où sa personnalité est systématiquement contestée, effacée, niée avant de provoquer une implosion du soi contre ce double emprisonnement (LAGIER : 2003, 96). La réflexion de Brian De Palma est greffée sur le cinéma de genre en retravaillant les éléments typiques du film d’horreur : le sang (sexualité et violence), les forces occultes ou démoniaques (la religion et la différence), la métamorphose des corps (l’émancipation), le vampirisme (l’anticonformisme), le double et la claustrophobie (l’aliénation identitaire face au groupe) (GANDINI : 1996, 32).

IMAGE 7 IMAGE 8

La incommunicabilité et le dysfonctionnement familial sont les corolaires immédiats du dyptique susmentionné. Le réalisateur continue dans le sillage de son film précédent Obsession (1976) avec des personnages d’enfants/adolescents inquiets dont les parents sont absents ou incapables d’avoir des relations normales avec eux au point que la violence du regard semble être l’expression d’une grave réaction pathologique face à un malaise familial qui ne peut se résoudre qu’avec brutalité (GANDINI : 1996,  33). La négation à la fois de la différence mais également, de manière plus profonde, celle du contact, de la parole au profit du contrôle provoque le chaos final ; cristallisant avec génie une métaphore de l’industrie du cinéma particulièrement aliénante pour De Palma lui-même dont l’obsession à partir des années 70 sera de préserver à tout prix son indépendance artistique (GANDINI : 1996, 104). Ultimement, le film peut être lu de nombreuses façons : comme la dénonciation par le genre de l’horreur du dysfonctionnement familial, comme le portrait empathique d’un monstre incompris, comme la réaction misogyne de la société face à la féminité. Le film propose des images contrastées de la femme avec des personnages bons ou mauvais et Carrie qui transcende cette simplicité dichotomique du mal incarné (SHORT : 2006, 80-81). Elle est une figure pathétique qui devient une force destructrice refusant toutes les conventions avant son sacrifice. De même, le cinéaste impose sa personnalité filmique avec une volubilité baroque dont nous allons détailler certains mécanismes dans le point suivant.

Polyphonie disco-baroque

IMAGE 10

Si Carrie n’est pas entièrement représentatif du cinéma depalmien, certains tropes stylistiques du réalisateur sont inévitables. Les détailler tous serait bien sûr intéressant mais l’exhaustivité requise serait chronophage. Nous allons nous focaliser sur deux aspects en particulier : la correspondance entre le parcours narratologique de la protagoniste et l’évolution de la réalisation dans son ensemble d’une part ; l’esthétique du sous-texte musical d’autre part. D’un point de vue macroscopique, le discours visuel mis en place dans le film tend à toujours se complexifier et s’enrichir allant du classicisme hitchcockien à la virtuosité excessive rococo. Cette évolution s’exprime en particulier dans l’utilisation du montage, des angles de vues et des effets de mise en scène. Premièrement, le rythme du film va en s’accélérant, avec un jeu sur les disruptions de cadrage dès que Carrie utilise ses pouvoirs télékynésiques et une multiplication progressive des points de vue sur les actions, allant des champs contre-champs de dialogues à un montage très complexe notamment lors de la destruction finale de la maison qui est filmée comme une scène de catastrophe. Deuxièmement, les angles choisis accompagnent l’aliénation progressive du personnage, une caméra qui se penche allant toujours plus vers la distorsion du réel. Enfin, troisièmement, la mise en scène proprement dite se dote peu à peu d’une sophistication absolument incroyable : les plans séquences se multiplient et les mouvements de caméras se complexifient, voyageant à travers les objets, les personnages sans jamais perdre la précision focale requise pour maintenir le spectateur dans la compréhension totale de l’action ; zoom et ralentis pullulent de plus en plus l’écran avec une gestion brillante de la tension dans la dernière partie du film avec l’étirement continue du suspens ; le visuel se dote de couleurs éclatante, d’images en kaléidoscope, de split-screen, de jump cuts, c’est toute la forme cinématographique qui éclot avant d’exploser totalement dans la seconde moitié du film qui n’a rien perdu de son inventivité tant elle fait preuve d’une maestria technique indiscutable.

IMAGE 10 IMAGE 11

Par-dessus ce raffinement visuel, De Palma appose un sous-texte musical qui fait le lien entre les différentes thématiques du film et leur matérialisation diégétique. La bande originale orchestre une série de schismes : chaque unité spatiale est pourvue de son style musical cyniquement exagéré (un thème inquiétant pour la maison White, une ballade frénétique au synthé pour le lycée), et plus particulièrement Carrie est isolée musicalement avec des saillies stridentes articulées par des cordes façon Psycho (1960) dans la première moitié, et par des basses très sombres en opposition aux cris et au chaos dans la seconde moitié ; qui plus est, les états émotionnels du personnage et ses déchirements intérieurs sont répercutés par plusieurs thèmes qui s’affrontent (piano et harpes contre cordes et ou contre bois, morceaux basés sur le rythme ou basés sur la mélodies, etc.).

L’ensemble de ces mécanismes résulte en un produit cinématographique très original et complètement distendu qui mériterait une exploration micro-esthétique plus aboutie. En effet, la manière dont Brian De Palma organise son discours audiovisuel accolé à une narration linéaire très accessible malgré sa codification plus complexe rend le spectacle non seulement efficace et intense, mais également très riche d’un point de vue filmique. Carrie synthétise via une exploration baroque d’un genre bien trop souvent négligé, toutes les ambiguïtés sociétales et stylistiques du cinéma américain des années 70.

Thomas Van Deursen


Bibliographie :

Source primaire :

  • DE PALMA Brian, 1976, Carrie, Paul Monash, United Artists, United-States, 98 min.

Sources secondaires:

  • BLUMENFELD Samuel & VACHAUD Laurent, 2001, Brian De Palma : entretiens, Calmann-Lévy, Paris.
  • BOX OFFICE MOJO, site web, url : http://www.boxofficemojo.com/.
  • GANDINI Leonardo, 1996, Brian De Palma, Gremese, Rome.
  • LAGIER Luc, 2003, Les mille yeux de Brian De Palma, Dark Star, Paris.
  • LEGRAND Dominique, 1995, Brian De Palma : le rebelle manipulateur, les éditions du Cerf, Paris.
  • SHORT Sue, 2006, Misfit Sisters : Screen Horror as Female Rites of Passage, Palgrave Macmillan, New-York.