Ninotchka | analyse

Ninotchka

Roméo et Juliette de l’entre-deux-guerres.

Quand Ninotchka sort en 1939, l’ombre de la guerre plane à nouveau sur l’Europe tandis que l’URSS et les Etats-Unis se préparent à un affrontement idéologique qui semble inévitable. Dans ce contexte, l’oeuvre de Lubitsch apparait comme un film clé, tant dans sa représentation des conflits humains et sociétaux, que dans le message de liberté qu’il insuffle à travers son style et les actions de ses personnages.

La relation entre Léon (Melvyn Douglas) et Ninotchka (Greta Garbo) est au coeur du film, qui doit énormément à un scénario millimétré. Celui-ci, établi sur une idée de Melchior Lengyel avec qui Lubitsch a l’habitude de travailler, est co-écrit par Walter Reisch, Charles Brackett et le nouveau venu Billy Wilder, dont ce scénario lancera la carrière. Osées, riches et lourdes de sous-entendus, les répliques fusent dès les premières séquences, instaurant le ton de la comédie à la Ernst Lubitsch. Réalisateur allemand émigré à Hollywood en 1922, Lubitsch réussit à établir un style de comédie sophistiquée dès les premières années où il travaille pour la MGM, avec The Marriage Circle (1924) ou So This Is Paris (1926). Son passage au cinéma parlant confirme sa touche, avec des films comme Design for Living (1933) ou The Merry Widow (1934). Un humour vif, cinglant, qui mêle texte et image pour servir les thèmes qui lui sont chers, l’amour et la subversion.

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Dès l’ouverture de Ninotchka, le ton de la transgression est donné par l’intertitre introductif “… et si un Français éteignait la lumière, ce n’était pas dû à un raid aérien”. La nostalgie qu’implique l’utilisation du passé renvoie à une époque de paix, mais porte aussi un sous-texte érotique caractéristique de l’humour lubitschien. Ces sous-entendus parcourent tout le film, instaurant une dimension suggestive très forte. Ninotchka s’adressant à Léon “- Tu pourrais être un sujet d’étude intéressant… – Je ferai de mon mieux!” Retournant l’adage scénaristique Show, don’t tell, c’est ici par le dialogue que passe une bonne partie des transgressions.

Car c’est bien de cela qu’il s’agit, et c’est peut-être ce qui fait que le film n’a pas pris trop de rides. Cette liberté de parole est une forme de subversion, dans une industrie cadenassée par le système d’autocensure instauré au début des années 30 par l’industrie hollywoodienne appelé code Hays. L’oeuvre joue donc avec un humour verbal libéré, mais démontre également un grand sens de l’humour visuel. Les personnages d’Iranoff, Bouljanoff et Kopalski servent de ressorts comiques quand ils découvrent les plaisirs de Paris et de ses femmes de chambre, et Lubitsch n’hésite pas à mettre à mal ses stars en les tournant en ridicule, ou encore en les enivrant, fait rare à l’époque.

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Il y a dans le ton du film une grande force, une justesse qui se dégage. A cela s’ajoute la grande sensualité de la relation entre Léon et Ninotchka, où les échanges de regard valent autant que les déclarations de désir désinhibées du romantique comte parisien. Ceux-ci, s’ils ajoutent au mélodrame, sont aussi des traces de cette volonté transgressive que l’on retrouve dans le texte et l’image, tous deux servis par la grande Greta Garbo.

Née en Suède en 1905, Garbo débute au cinéma dans le film de Mauritz Stiller La Légende de Gösta Berling (1924). Elle émigre aux Etats-Unis en 1926, où son charisme lui vaudra de nombreux rôles dans la fin des années 20. Figurant parmi les rares actrices à réussir le passage du muet au parlant avec Anna Christie (1930), Greta Garbo devient une icône, la star la mieux payée d’Hollywood. Caractérisée souvent par sa solitude et par sa beauté froide, elle n’apparaît que rarement dans des comédies.

Ce type de jeu fait d’ailleurs écho à son personnage dans la première partie du film, une beauté glacée qui reste interdite devant la frivolité et l’assurance de Léon, un parisien “dont l’extinction ne saurait tarder”, selon elle. Tout en contrastes, le personnage est extrêmement travaillé, partagé entre son idéal communiste, la découverte de Paris et de ses plaisirs, son amour pour sa patrie et son désir pour Léon. Une femme traitée avec respect par un réalisateur très en avance sur son époque, spécialiste des personnages féminins complexes. Et lorsque Garbo éclate de rire – une première dans sa carrière à l’écran – le personnage s’ouvre et se développe, révélant de nouvelles facettes d’une psychologie criante de réalisme. Dès lors, c’est la recherche de l’amour qui va motiver les deux amants que tout sépare.

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Léon, un comte français qui vivait jusqu’alors aux frais de la duchesse russe en exil Swana (Ina Claire), se retrouve entiché de la camarade Ninotchka, représentante de l’Union soviétique. Aristocrate vivant dans une société parisienne déjà orientée vers le capitalisme, il est l’antithèse des valeurs que défend Ninotchka. Leur amour interdit rappelle celui des amants de Shakespeare, dans un contexte historique résolument contemporain.

Cependant, il serait trop simple de voir le film comme un pamphlet anticommuniste. La satire du régime stalinien y est bien présente ( “Le camarade Cazabine ? Non, je suis désolé, il nous a quitté il y a six mois, il a été rappelé en Russie pour enquête. Vous aurez plus de détails avec sa veuve” ), mais c’est bien d’un régime qu’il est question et non d’une idéologie. Le film se joue des clichés et du décalage social entre les communistes et les français, sur lequel se construisent les premières interactions entre Ninotchka et Léon. Encore une fois, les trois émissaires jouent un grand rôle dans la légèreté et l’humour.

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Le film, quand on y regarde de plus près, s’affiche bien comme une critique du totalitarisme plus que comme une attaque vis-à-vis de l’idée communiste, traitée ici avec respect et à laquelle les personnages croient et s’intéressent, Léon se retrouvant avec Das Kapital de Marx sur sa table de chevet. Le communisme en tant qu’assemblage social est plutôt mis en avant, à travers une représentation juste des travailleurs français et du peuple. Après tout, “si tu es seul tu manges un oeuf dur, si on s’assemble on mange une omelette”. Le capitalisme, et ses excès, se retrouve critiqué également, de même que l’aristocratie incarnée par la duchesse.

Au travers de cette représentation impartiale, le dénouement prend tout son sens. L’amour de la patrie et l’amour personnel ne sont pas inconciliables. Métaphore de la situation de Lubitsch aux Etats-Unis, les personnages valorisent leur culture à l’intérieur du diktat établi. Travailler dans le système pour mieux le subvertir, un message fort et des niveaux de compréhension multiples, pour une oeuvre intemporelle.

Kévin Giraud-Yancy