Il Conformista | analyse

Il Conformista

ou tuer le père

Adaptation du roman éponyme d’Alberto Moravia publié en 1951, Le Conformiste de Bernardo Bertolucci tente d’ausculter les possibles explications des adhésions au régime fasciste dans les années trente. Cherchant toujours à comprendre les causes des ressorts psychologiques capables de produire le sentiment de culpabilité et d’anormalité, le cinéaste pense l’homme en tant que somme de ses traumatismes, en tant qu’une réponse à des démons intérieurs irrémissibles.

Somptueusement interprété par un Jean-Louis Trintignant assoiffé à l’époque pour des rôles qui peuvent casser la perfection de son image d’acteur (celle donnée par exemple par un rôle pareil à celui de Jean-Louis dans Ma nuit chez Maud en 1969), Marcello Clerici se joint au fascisme par conformisme. Il est envoyé en France pour approcher et supprimer son ancien professeur de philosophie antifasciste (Enzo Tarascio), marié à Anna, une jeune femme on ne peut plus séduisante (Dominique Sanda). Parallèlement à cette aventure, le récit trace la vie intime du protagoniste avec sa fiancée, puis femme, Giulia (Stefania Sandrelli). Il nous ramène aussi dans ses souvenirs, nous introduisant à sa famille et à des évènements marquants de son passé, en essayant d’expliquer les origines de la voie qu’a prise la vie de Clerici.

Recourant à l’éloge de la normalité à laquelle il s’oppose, Bertolucci revient encore une fois à ce qui est le plus important dans la figure de son art : « Tuer le père », le vrai certes, mais aussi et surtout le père artistique. Le père de Marcello, son agresseur Lino quand il était enfant, son professeur de philosophie Quadri, le fascisme, mais aussi le père de Bertolucci et ses mentors Pasolini et Godard: les figures paternelles sont multiples, mais le but est unique.

Figures paternelles diégétiques

Au niveau diégétique, le caractère de Marcello tue plusieurs personnages et idéologies portant le masque des figures paternelles, toujours dans l’espoir de retrouver une certaine normalité dont il fait l’éloge, mais à laquelle il manque.

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Le premier concept à abroger est celui de son homosexualité latente qui se dévoile par sa rencontre, en étant enfant, avec Lino, un chauffeur privé de voiture pour un maître bourgeois, qui sera donc le premier personnage-père à assassiner. Dans toute sa conscience et sa naïveté espiègles, Marcello l’enfant ne se doute pas des intentions pédophiliques de Lino qui l’escorte chez lui. Allègre de la présence d’un grand jeune homme éphèbe, Marcello ne devient pas révulsé. Voulant utiliser Lino à ses propres fins (ce dernier détient un revolver), il va finir par penser à le tuer, se débarrassant à jamais de ce fardeau qui, malgré lui, va marquer l’entièreté de sa vie. À la fin du film, après la défaite de Marcello et la chute du régime, il rencontre de nouveau Lino, comme par hasard, avec un autre jeune homme. L’évènement premier avait tellement marqué Marcello que même des années plus tard, il arrive à reconnaître le visage de son agresseur. Réalisant qu’il ne l’avait pas tué physiquement, il décide de le livrer au régime. Quelles que soient les méthodes, le but reste unique: s’en débarrasser.

Si à une première lecture, les conséquences de cet acte sexuel sur Marcello semblent de l’ordre d’une analyse psychanalytique à trois francs six sous, il faut dépasser les rapports de causalité pour voir comment Le Conformiste dresse le portrait d’un Marcello non maître de lui-même et qui échappe à toute ébauche d’explication. Pourtant, l’évènement en soi reste tellement marquant pour créer un besoin incontestable de Marcello pour la normalité.

La deuxième idée à éliminer est la présence de son propre père devenu fou à la suite d’une syphilis, entourant tout souvenir de son enfance jusqu’à l’âge adulte. Marcello a peur de devenir aussi fou que son père, et cela devient une autre raison pour vouloir se conformer: il rejoint alors le régime fasciste que le cinéaste désire au fond détruire. Les dangers moraux du fascisme sont surtout symbolisés dans la scène de la fête avec les malvoyants : l’aveuglement en soi, l’emplacement du sous-sol, les fenêtres qui ouvrent sur le trottoir des rues mais desquels on ne voit passer que les pieds des passants, les lanternes chinoises suspendues qui créent un contraste étrange, etc.

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Bertolucci rajoute au roman de Moravia une scène avec Quadri et Marcello qui reconstitue le mythe philosophique de l’allégorie de la Caverne de Platon. La lumière naturelle qui rentre de la grande fenêtre dans le bureau du professeur éclaire Marcello, projetant ainsi une grande ombre derrière lui. Par la suite, Quadri suggèrera une comparaison entre les fascistes mussoliniens vivant encore à Rome et les victimes dans la caverne à contempler des ombres et des illusions qu’ils pensent réalités. La lumière, qui rentre quand le professeur ouvre la fenêtre, fait dissiper l’ombre de Marcello sur le mur, insinuant l’illumination platonicienne.

Figures paternelles réelles

Une lecture hors de la diégèse permet de dresser les différentes figures paternelles non diégétiques à éliminer. Si Bernardo Bertolucci se devait de tuer la figure de son vrai père Attilio Bertolucci, poète et critique de cinéma qui l’avait introduit dans le monde de la réalisation, il va plus loin en tuant les figures de ses mentors, notamment Pasolini et Godard. Nous ne nous attarderons pas sur la figure de Pasolini ni sur la relation qui unissait Bertolucci à ce dernier, vu le nombre d’articles déjà consacrés aux comparaisons entre les deux cinéastes et qui expliquent comment Bertolucci s’est éloigné du cinéma pasolinien de ses débuts.

Le Conformiste constitue un écartement du cinéma de Bertolucci des inspirations de la Nouvelle Vague par rapport à ses anciens films (La comme secca en 1962, Prima della rivoluzione en 1964, Partner en 1968 et La Stratégie de l’araignée en 1970) : il semble dépasser l’étape préalable d’expérimentations cinématographiques et scénaristiques pour acquérir une certaine maturité de la forme. Pourtant, le cinéaste n’arrive pas complètement à s’en détacher et continue à rendre hommage à ses pères. Il emprunte d’ailleurs à Godard pour ce film certaines composantes de son cinéma : il adapte le roman éponyme d’Alberto Moravia, le même auteur qui a écrit Le Mépris (1963), et utilise la musique de Georges Delerue, compositeur du même film, sept ans auparavant. Brigitte Bardot était aussi pressentie pour le rôle de la femme du professeur, joué finalement par Dominque Sanda. Cette dernière est d’ailleurs connue pour sa figure du modèle bressonien avec Une femme douce (1969). L’enseigne lumineuse et la réflexion de sa lumière au début du film est aussi un procédé emprunté à Godard.

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Mais Bertolucci ose aller plus loin dans sa relation avec son père spirituel français : il lui montre toute son admiration pour le tuer. Une comparaison s’établit entre les personnages de Marcello et du professeur Quadri d’un côté, et respectivement ceux de Bertolucci et de Godard de l’autre côté. Comme Marcello, le cinéaste caresse inconsciemment sa victime dans le sens du poil avant de la tuer. D’ailleurs, lorsque le personnage joué par Trintignant appelle pour obtenir le numéro de la cible qu’il est supposé tuer, la voix au téléphone lui donne les vraies coordonnées de Godard. Clairement, Bertolucci se rendait à Paris pour tuer métaphoriquement son maître. Œdipe s’affirme davantage quand Bertolucci remplace le nom de la femme du professeur tel qu’il est dans le roman (Lina, renvoyant à Lino, le chauffeur homosexuel qui a abusé Marcello enfant) par Anna (référence à Anna Karina et à Anne Wiazemsky, la deuxième femme de Godard). Cette relation amour/haine touche à son paroxysme quand Bertolucci tient à tout prix à savoir ce que pensait Jean-Luc Godard de son dernier film. « Il faut lutter contre l’individualisme » et un portrait de Mao Zedong (le dictateur chinois communiste), furent la simple réponse de l’avant-gardiste français : un commentaire sur les fonds américains hollywoodiens du film alors qu’il est en pleine période radicaliste.

Dépassement

Tuant mentalement ces figures, Bertolucci parvient à dépasser les règles instaurées par eux et à créer son propre langage. Dans Le Conformiste, il explicite la fragilité morale de son protagoniste par des plans inclinés ou dutch angles et son incapacité de se réconcilier avec soi par un contraste de couleurs. Il emploie un montage basé sur les flashbacks pour glisser entre les époques de nombreux non-dits.

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Bertolucci crée surtout deux langages cinématographiques différents attribués distinctivement aux évènements se déroulant en Italie et à ceux prenant place en France. La claustrophobie fasciste du cadre désaturé en Italie se marie à une architecture totalitaire qui écrase les personnages comme les discours de grandeur futiles. Les lignes droites horizontales et verticales, ainsi que la multiplicité des angles droits, représentent l’implacable dureté et froideur d’un régime où l’affect et le sentiment n’ont plus leur place. Si le cinéaste soigne la profondeur de champ et met en avant la virtuosité des perspectives, il se permet à certains moments du film d’aller dans la direction opposée afin d’expliciter un message thématique : pour énoncer l’ascension de Marcello au sein du parti, il le fait fondre dans le décor.

En contrepartie, la respiration du cadre à Paris s’accompagne de l’onirisme du réalisme poétique français (le bleu de la France du Front Populaire), renforcé par les éclairages expressionnistes et les filtres bleus de Vittorio Storaro. Le mouvement de caméra sert la mise en place d’un aspect fuyant, comme la scène d’amour flamboyante dans le train.

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L’allégorie de la caverne, exposée ci-dessus comme lien avec le meurtre du fascisme, gagne une dimension méta. Elle connote une métaphore du cinéma : la grande image de la pellicule est projetée par une lanterne sur un grand écran, avec une centaine de personnes dans l’obscurité d’une grande salle. L’image du cinéma produit les mêmes ombres de la réalité, tout en n’étant pas la réalité.

Patrick Tass