La Cité de la Peur | analyse

La Cité de la Peur

La Cité de la Peur fait partie de cette catégorie de comédies qui plaît à l’excès ou ennuie à la mort. Il y a plusieurs raisons à cela. Tout d’abord les goûts et l’humour de chacun, cela va de soi, mais également le fait que La Cité de la Peur est une comédie qui pousse à 100% l’humour qu’elle défend au risque de déplaire à ceux qui n’en sont pas partisans. Ici, c’est celui des Nuls, composés par Alain Chabat, Chantal Lauby et Dominique Farrugia. Ce trio de comiques français ayant sévit sur Canal plus dans les années 80, digne héritier des Monthy Python et prédécesseur des Robins des Bois, a concentré dans ce film l’humour qu’il n’a cessé de travailler à coup de sketch, de fausses pubs, parodies et émissions en tout genre pendant 7 ans. Écrit et interprété par les Nuls, réalisé par Alain Berbérian, La Cité de la Peur sort en 1994 et marque le point d’orgue du parcours du trio. Les films qui suivront comme Didier (1997) n’arriveront jamais à égaler la liberté comique et le souffle génial de cette première comédie. C’est un humour qui mélange beaucoup de tendances et que ses détracteurs définissent comme « stupide ». Et ils n’ont pas tout à fait tort. En effet, ce qui fait le génie de ce film, c’est d’atteindre un niveau de stupidité tel qu’il en devient intelligent car il est finalement à la portée de très peu. Décryptage.

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La première force du film est la cohérence de l’univers qu’il crée. En effet, malgré un aspect bordélique et complètement désordonné, La Cité de la Peur, dans l’application de son humour est tout à fait cohérent. Cela tient au fait que la logique des personnages et des évènements est en décalage, voire en opposition avec la logique du spectateur. Par exemple, il est amusant de constater qu’à plusieurs reprises, les personnages qui racontent des blagues ou qui essayent d’être drôle dans le film ne le sont absolument pas. L’exemple le plus significatif est celui du Pauvre Émile qui se vautre pathétiquement lorsqu’il essaye de raconter une anecdote n’ayant ni queue ni tête, finissant d’ailleurs par un triste : « j’raconte mal ». A l’inverse les personnages ne nous font rire que lorsqu’ils ne sont pas drôles pour les autres personnages : lorsqu’Odile Deray confond la photo d’un chien avec celle d’un projectionniste décédé ou encore lorsqu’elle demande 16 sucres dans son café. Ce qui ne semble pas choquer le moins du monde la veuve (Valérie Lemercier) qui lui fait face. De même, dans le festival de Cannes des Nuls, les acteurs sont des inconnus et les projectionnistes des stars ! Ainsi, les Nuls créent un univers où le décalage des codes ne perturbe absolument pas les personnages qui y sont habitués mais nous fait rire du fait que nous ne répondons pas à cette logique. C’est cette distance, ce décalage qui permet la naissance du comique. Cette distance est primordiale en comédie et marche formidablement ici grâce à des personnages et un mécanisme qui devient absurde. On est alors projetés dans un univers où tout est accepté : un garde du corps qui abat froidement un collègue, un commissaire de police au statut de star, la présence dans le palais des festivals d’une énorme tapette à souris géante, un amateur de gencives de porc… Tout est normal : c’est le monde des Nuls !

Malgré le fait que l’absurde paraisse au premier abord incompatible avec le premier degré, dans La Cité de la Peur les deux se mêlent à la perfection. Cela est dû au fait qu’ils sont toujours liés par des personnages et des situations poussées le plus loin possible, basculant dans l’absurde mais néanmoins habités par le premier degré. Le premier degré est un ressort humoristique sur lequel repose certaines des meilleurs blagues (en tout cas des plus connues et retenues) de la Cité de la Peur. Il est souvent présent par des jeux de mot ou la mise en image d’expressions connues. C’est la fameuse « place du mort » (désignant celle du passager à côté du chauffeur) que Simon Jérémi est prié de prendre. Ce qu’il fait donc tout naturellement en extirpant un cadavre du coffre de la voiture, prêt à y monter sans broncher. Voilà le premier degré des Nuls. Ils arrivent, dans un jeu permanent avec la langue à donner à leur comédie une nouvelle dimension. Appuyé par cet univers cohérent mais absurde pour le spectateur, le premier degré est plus riche qu’un simple jeu de mot bien senti. Par exemple, lorsqu’Odile Deray s’entoure de dizaines de panneaux portant son nom sous plusieurs formes afin d’être repérée par Serge Karamazov, nous sommes dans une situation absurde. Le gag pourrait s’arrêter là, avec tous les passagers pointant du doigt Odile pour indiquer sa présence à Karamozov, qui semble être aussi bien le seul à la chercher que le seul à ne pas la voir. Mais les Nuls poussent la situation encore plus loin avec l’utilisation du premier degré lorsque Serge Karamazov s’éloigne, convaincu de la véracité de l’affirmation d’Odile Deray : « non j’suis le pape et j’attends ma sœur ». C’est dans cette alternance permanente que le film crée une richesse, une diversité dans l’humour qu’il propose.

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Ensuite, ce qui donne à La Cité de la Peur son aspect trop plein, foisonnant et incontrôlable, c’est d’abord parce qu’il a été créé par des enfants ! En effet, les Nuls sont de grands enfants. Pour eux, la comédie est d’abord un moyen de retrouver cet aspect du jeu, du sérieux absolu du non-sérieux. C’est d’abord évidemment en tant qu’acteurs qu’ils s’amusent. Ils jouent d’ailleurs plusieurs rôles chacun lorsque l’on compte les présentateurs de JT et les voix off. On sent chez Alain Chabat, Dominique Farrugia et Chantal Lauby ce plaisir enfantin de jouer. Ils avertissent le spectateur avant même de prononcer une parole. En effet, au générique apparaissent d’abord leurs trois  noms, puis cette phrase : « mais aussi de vrais acteurs comme : », et suivent les noms du reste du Casting. Tout est dit, Les Nuls ne se considèrent pas comme de vrais acteurs. Mais comme quoi alors ? Nous l’avons dit, des enfants. Et cela va se vérifier dans le scénario et la mise en scène. Comme par exemple cette scène culte de course poursuite à Pied sur la croisette où Karamazov poursuit le tueur. Si la course commence à pied, elle est très vite accompagnée de bruits et de sons de voiture comme pour souligner dans l’imaginaire du spectateur qu’il assiste à une « car chase » à l’américaine. De plus, lorsque le joggeur est bousculé accidentellement, il tombe par dessus la rambarde dans un nuage de fumée, comme la conséquence d’une explosion de voiture. Ici, la mise en scène traduit le duel entre deux petits garçons qui jouent à la course poursuite de voitures. Dans le procédé cinématographique la dimension du jeu est également présente. Comme par exemple cette séquence où ils s’amusent à redoubler les voix comme des enfants le feraient avec des figurines. Enfin, les fautes de français qui parsèment le film soulignent le caractère enfantin et stupide de leur auteur : « Faisaient tous comme moi » lors de la carioca, « L’aréoport » dit serge Karamazov avec le plus grand sérieux du monde.

Le Jeu il est enfin dans ces références qui sillonnent le film de bout en bout. Ce sont des références adultes mais complètement tournées en dérision avec l’insolence de gamins rebelles. Dostoievski, avec le nom de Karamazov qui fait référence à son célèbre roman les frères Karamozov,  est associé sans problème à un séducteur légèrement ringard et stupide, la prédatrice de Basic instinct incarnée par Sharon Stone est devenue une mangeuse de choucroute et Terminator, devenu poli, se trompe de chambre en cherchant Sarah Connor. Mais les références sont parfois bien cachées, uniquement visuelles, comme les affiches de films cultes dont les titres ont été détournés : « Les Amants du pont-lévêque », « trois hommes et un coupe-faim » ou encore « les 400 couilles ». S’amuser, se moquer de tout, comment ne pas penser alors aux Monthy Pyhton qui ne respectaient que leur désir de faire rire à tout prix. Les Nuls ne manquent pas non plus de s’auto-référencer avec des clins d’œil à leur période télévisuelle . On retrouve donc Régis, un de leur personnage culte, ainsi que certaines blagues issues de certains de leur sketchs comme celle, inoubliable,  du whisky et du doigt. On notera d’ailleurs le caméo postmortem de Bruno Carette, ancien membre des Nuls, mort à 33 ans, qui apparaît ici sous les traits de Misou-Mizou, un « célèbre pétomane espagnol ».

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Enfin ce qui permet à La Cité de la Peur de prendre toutes les libertés qu’elle veut en terme de mise en scène, de procédé ou encore d’inter-textualité, c’est qu’elle est basée sur une réflexion du cinéma lui même. Tout d’abord, le générique commence dans une cabine de projection dans laquelle on suit le parcours de la pellicule. C’est le lieu où sont commis les meurtres, c’est dans cette petite salle que démarre vraiment le rêve. Dans un effet de pellicule qui saute (procédé d’auto-reflexivité), le film projeté nous est montré. Ce n’est pas La Cité de la peur, c’est « Read is Dead », le film d’horreur présenté par Odile Deray et joué par Simon Jeremi. D’ailleurs on constate qu’après la projection de « Read is Dead », une des caissières, venue rendre son sac vide à Odile devant le cinéma, s’éloigne en récitant un message, courant avant la projection d’un film : « Attention ! Ce film n’ayant pas encore reçu son visa d’exploitation, les spectateurs sont invités à vérifier pour quel type de public cette œuvre est autorisée. ». Une mise en abyme est créée. A partir de ce moment là, tout le film tourne autour de ce plaisir de manipuler sous tous ses aspects, avec ses propres outils, le cinéma lui-même. C’est par exemple un détournement du bruitage lorsque la faucille vient cogner les barreaux du couloir, laissant échapper des petits sons de clochette. C’est la capacité du film à refléter son propre fonctionnement et à ne pas créer de distance entre le résultat et le matériel. C’est-à-dire que la mise en scène crée une frontière plus que poreuse entre le film et son reflet. Par exemple, lors de la scène de la montée des marches du festival, une partie de la scène se fait au ralenti. Lorsque le ralenti se termine, l’un des commentateurs continue de faire mine de parler au ralenti, ce à quoi répond sa collègue : « arrêtez Jean, c’est fini ». Par là, c’est comme si les personnages avaient eux même expérimenté ce ralenti, consciemment. Le ralenti change alors de statut et passe d’un procédé de mise en scène, de montage, à un état diégétique ressenti par les personnages présents. Il y a donc une complicité qui se crée entre ce que voit le spectateur et ce que vivent les personnages. Mais l’exemple le plus flagrant, et que les Nuls ont l’audace de faire durer le temps d’une scène entière, est le redoublage pour le moins foireux d’un des assassinats. Précédé d’un titre indiquant que la scène va être « bruité à la bouche », les Nuls revisitent entièrement le procédé du doublage, le perçant à jour par des contrastes étonnants : par exemple, entre la voix de Dominique Farrugia et le visage d’Eddy Mitchell. De plus dans cette scène, le trio met en exergue un cliché, pour mieux s’en moquer : l’indice dans les films policiers. C’est-à-dire, comment un scénariste crée un détail qui, connecté à l’histoire, révèle quelque chose sur le tueur (le but étant de le faire le plus discret possible afin de tromper le spectateur). Ici, dans une exagération plus que ridicule, les trois acteurs oublient leur rôle de doubleur pour devenir spectateurs : « regardez il est blessé au doigt, il est blessé au doigt le tueur ! ». Ils attirent par là notre attention et révèlent ce qui ne devrait pas l’être. Cela sera appuyé par un gros plan sur le doigt pansé du tueur dans la scène suivante. Encore une fois on peut faire le rapprochement avec ce « jeu d’enfant » que le trio pratique tout le long du film.

Enfin dans sa propension à parler du cinéma, comment ne pas parler de tous les genres auxquels le film fait honneur. Du film d’horreur au film romantique en passant par le policier, la comédie ou encore le film d’auteur, La Cité de la Peur adapte sa mise en scène selon le genre qu’elle parodie. Du noir et blanc pour le flash-back, des fondus enchaînés et une danse bien stupide pour la comédie romantique et même une petite scène de danse rendant hommage aux comédies musicales hollywoodiennes (ici, The Carioca de 1933 avec Fred Astaire et Ginger Rogers). La musique participe de cette distinction bien nette des genres dans un ensemble toujours cohérent. C’est grâce au scénario et au fait que le film se déroule au festival de Cannes (la Mecque du cinéma), que tout finit par être légitime dans ce chaos des images. On a donc un petit saut dans la ville de Vera Cruz, une présentation du commissaire Bialès digne des plus grands reportages d’Arte et une publicité pour une voiture « qu’elle est bien pour la conduire ». Un mélange des genres, des procédés et des textures d’images qui montre bien la volonté des Nuls de faire feu de tous bois sans jamais rester sur une même ligne de conduite. C’est pour cela que La Cité de la Peur n’est pas une comédie lisse qui s’inscrit dans un genre, mais plutôt mille genres traités de façon comique.

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On dira pour finir que d’après une étude de certains fans, La Cité de la Peur contiendrait une blague toutes les 20 secondes. Autant dire qu’il est impossible de toutes les saisir lors d’une première vision. Lorsque l’on sait que les trois quarts des spectateurs sortent de la salle ou coupent le film lorsque commence le générique on peut déjà dire que ces trois quarts manquent une bonne dizaine de blagues du film. En effet, jusque dans les derniers noms du générique se cachent quelques perles comme la citation de « Peter Parker » dans le rôle de « Spiderman » ou de « Gérard Lanvin coupé au tendon sinon il était dans le film ». C’est ça qui fait de la Cité de la Peur une comédie dont la richesse n’a jamais été égalée par la suite. C’est-à-dire ce talent de faire rire avec absolument n’importe quoi. Utilisant tout ce que leur offre le média cinématographique, les Nuls jouent à décaler, chercher, mélanger comme dans un laboratoire comique où tout est permis tant que le rire est suscité. Il faut leur reconnaître cette capacité à rendre la bêtise intelligente, à penser le rire comme une fin en soi et à mettre dans chaque seconde de leur film un plaisir qui ne peut qu’être contagieux. La Cité de la Peur devient alors un film dont les inlassables revisionnages contribuent à en révéler la richesse et qui laissent à mesure que le temps passe, une empreinte de plus en plus nette dans l’histoire de la comédie française.

Mathilde Belin