The Assassin de Hou Hsiao-Hsien : Corps de vent

 

Les palais flottent, les feuilles bruissent. La question du déracinement est envoûtante chez Hou Hsiao-Hsien, elle fait encore retour avec The Assassin et s’affirme comme poumon de son cinéma. Après une période contemporaine, le cinéaste taiwanais revient aux films de costumes, en signant un wu xia pian (film de héros martial). Il situe son intrigue dans un contexte politique tangent, intensif, ou le moindre acte déplacé semble pouvoir ébranler l’empire alors à son apogée. Au IXe siècle, sous la dynastie Tang, les provinces militarisées voient leur loyauté envers la cour vaciller. D’aucuns se déplacent même pour échapper à son emprise. En ce temps-là Weibo revendique être la plus puissante de ces provinces, elle se place en territoire de résistance et défie directement l’empire qui tente de reprendre ce qu’il a perdu. Tension diffuse qui s’affirme dans l’intrigue et qui parcourt tous les plans du dernier chef-d’oeuvre du cinéaste taiwanais.

La trame narrative, qui prend lentement forme, reste complexe et garde beaucoup de zones d’ombres. Nie Yinniang, après de longues années d’exil revient dans sa famille. Une nonne l’a éduquée et élevée dans le plus grand secret aux arts martiaux. Vengeresse, justicière, elle est chargée d’éliminer les tyrans. Un jour elle se voit donner la mission d’éliminer son cousin, gouverneur de la province de Weibo, auquel elle était autrefois promise.

Un court prologue en noir et blanc donne ce qui va se jouer dans le film. Deux ânes baignent dans l’ombre donnée par de courts arbres dans le premier plan du film, ils semblent attachés de la même manière à ces arbres, égaux dans leurs liens avec la nature. Un léger panoramique vers la gauche fait entrer dans le champ la nonne en blanc et l’assassine en noir (Shu Qi), ombre et lumière: l’une donne les ordres, l’autre exécute, un rapport de subordination, de pouvoir pesant apparaît. Yinniang (l’assassine) se voit confier un couteau, elle doit accomplir sa mission. Le plan suivant, un panoramique filmé en longue focale, la confond avec les arbres. En deux plans une violence sèche jaillit, elle exécute sa mission, tue dans un bruit sourd, un silence mortuaire. Habilement le plan d’après présente une nature bénigne et le bruit des oiseaux dans les feuillages. Yinniang s’est dissolue dans le vent.

Femme faite d’air, pendant une heure et demie, elle vole, flotte, apparaît, disparaît. Elle nous est donnée à voir à nous spectateurs, mais elle reste si discrète, si peu perceptible pour ses ennemis. Incarnation invisible et mortuaire, son corps semble n’être qu’une apparence, chimère naturelle, instance spectrale, elle se dissout dans les espaces creux . C’est bien cela son drame, son corps est fait de vent, mais son coeur persiste : elle ne peut se convaincre d’abandonner les derniers résidus d’être de chair qui lui reste. Yinnieng ne peut accepter de s’adonner à une complète soumission aux lois naturelles, elle ne peut exister ontologiquement qu’en faisant résistance à ce schème que son programme lui impose. De ce fait émane la beauté de la mise en scène, elle rend compte de cette position indistincte que l’on donne à un corps, elle ne le situe jamais que comme un ailleurs, comme une situation éparse. En lui conférant la faculté d’habiter les recoins de plafonds, les cimes des arbres, Hou lui confère la possibilité d’effleurer le hors champ. Tout en ayant cette capacité de se situer à la lisière des plans, elle intègre ces derniers par la voie des airs, signifie sa présence possible par les mouvements des drapés ou des feuillages. L’assassine reste sombre et aérienne.

C’est là la grande idée du film, qui joue en variations, en leitmotiv, en répétitions avec ce motif. Une séquence centrale, sublime, affirme ce principe à merveille. Alors qu’elle vient de livrer combat avec Tian, Yinnieng s’est introduite dans la chambre de son cousin, elle assiste aux échanges qu’il entretient avec sa concubine. Mutine, effacée, le regard vide, elle reste comme figée au milieu de ces gazes chatoyantes sublimement mises en avant par la photographie de Mark Lee Ping Bing, chef opérateur de longue date de Hou Hsiao-Hsien. Les innombrables jeux avec les bougies, les reflets dans les drapés donnent aux espaces intérieurs une texture vaporeuse, qui peine à se définir, comme toujours habitée par la présence d’un ailleurs, une existence autre qui virevolte dans les nombreux voiles vacillant dans les pièces. Sur la robe noire de Yinniang s’imprègne toute la palette de couleurs chaleureuses et transparentes des gazes. Alors que le corps de Yinniang  se répand  dans le décor,  une grande tristesse se joue secrètement, son cousin raconte l’histoire qui le lie à Yinniang, l’amour qu’elle lui vouait plus jeune pèse encore. Il  ne peut se dissiper, il  soumet son corps d’air à la gravité.

Nous retrouvons tous les motifs chers au cinéaste taiwanais, les liens narratifs faibles,  l’attention au milieu, la distance avec les longs plans séquence ancrés sur un point fixe, le travail du hors champ, les temps morts… Peut être est-ce la présence de Shu Qi, ou bien la photographie, ou bien les décors, ou bien les costumes…mais il  semble que ce film se distingue particulièrement dans la filmographie de Hou. L’état mélancolique est figuré avec tant d’acuité, l’impossibilité de se faire corps fixe se matérialise avec tant de grâce, qu’il nous semble difficile de ne pas éprouver un doux vertige à la sortie du film. Comme si nous flottions, en exil, sans attache. L’errance hypnotique se prolonge indéfiniment.

Yacov  Ileg

Titre: The Assassin

Réalisation: Hou Hsiao-Hsien

Interprétation: Shu Qi, Chen Chang, Satoshi Tsumabuki

Genre: Wu xia pian/ drame

Date de sortie: 24 février 2016