Sobre La Marxa : L’énergie créatrice

Sobre La Marxa : L’énergie créatrice

Le vrai art, il est toujours là où on ne l’attend pas. Là où personne ne pense à lui ni ne prononce son nom.

Jean Dubuffet

Sobre La Marxa, documentaire de 2013 projeté au festival du film sur l’art, conte l’histoire de Garell, Catalan qui pendant plus de 40 ans a construit dans la forêt des cabanes devenues tours, des tunnels développés en labyrinthes : un véritable Eden, terre du ludique. Lieu de création et catharsis au monde civilisé. Le documentaire de Jordi Morato est en grande partie un film d’archives : les deux premiers tiers sont ainsi composés des vidéos réalisées par Alex, un jeune ami de Garrell fasciné par celui-ci, ainsi que de quelques autres archives, notamment d’une historienne de l’art américaine. La dernière partie est celle captée par le réalisateur lui-même, allé à la rencontre de Garrell après avoir découvert son histoire. Les datations ne sont pas précisées, mais d’une partie à l’autre c’est 25 à 30 années de création qui sont ainsi enregistrées.

Le documentaire aborde donc par des sources diverses, tout un pan de cette œuvre. Le réalisateur, Jordi Morató, se contente d’apposer sobrement et succinctement une voix-over sur les images d’archives. Il s’efface, proposant quelques clés poétiques sur l’énergie créatrice de Garrell, mais évite tout aspect biographique, refusant de cette manière la recherche dans le passé d’une cause, d’un élément déclencheur à l’œuvre de Garrell. Il s’en tient aux images filmées comme seule réalité d’un geste immanent. Face à une personnalité si extraordinaire, Morató évite donc le didactisme et l’hagiographie plombante. Peu importe les manques et les datations inconnues, puisque la création est pulsionnelle et cyclique, comme inévitable.

La première chose qui frappe chez Garrell, cet homme trapu à l’apparence normal, c’est son indépendance absolue, son geste dépourvu de préméditation et même d’une quelconque idéologie. Un homme qui part créer en forêt à l’écart de la société : au premier abord on pourrait penser à un idéal romantique de survivaliste, une rébellion face à la société, pleine d’effronterie adolescente et de revendications (incarné par exemple dans Into the Wild, de Sean Penn). Or, le geste de Garrell ne se situe pas dans l’adolescence, mais bien avant, dans l’enfance. Tout a commencé quand il est retourné dans le bois qui était son terrain de jeu d’enfant. Et comme tout enfant jouant, il ne revendique rien, il invente, crée son univers en autiste. En cela la création de Garrell est instinctive. Plusieurs fois il avoue ainsi ne rien prévoir, se laisser aller au déploiement fortuit de son monde. Le terme d’œuvre est donc galvaudé pour désigner sa création absente de toute finalité, un geste sans limite où il érige autant d’excroissances de lui-même en accord à la nature.

Tout le long du documentaire, il est stupéfiant et profondément réjouissant de voir cet homme de cinquante, soixante ans faire d’improbables pirouettes, escalader des rochers et des arbres à des hauteurs dangereuses pour plonger ou encore attraper des poissons à mains nues. Il y a comme un devenir sauvage en cette personnalité si singulière et sympathique : jouant avec l’eau et le feu, courant au milieu des animaux dans une présence pure. Garrell refuse la posture, il ne discourt pas sur ce qu’il fait. Il ne délimite pas ainsi d’un côté sa création et de l’autre l’environnement qui en est le berceau. Tout semble l’inscrire dans le prolongement des mouvements naturels. Son énergie est en symbiose avec la matière et le lieu. Au cœur de cette création, il y a donc un lien essentiel à la nature et à la matière. Morato l’accentue : “Garrell a appris à dompter l’eau puis le feu, le feu puis l’eau.”

Dans le plan d’ouverture, on croit d’abord voir comme un tissage ou un maillage, mais rapidement l’échelle se révèle tout autre, c’est en réalité le plan aérien d’un champ. Une frontière se dessine lorsqu’apparaît un autre milieu, la forêt. Cette frontière c’est à la fois un point liminal où s’abandonne le monde civilisé, mais aussi un seuil indiscernable entre Garrell l’homme et le personnage qu’il va se construire.

La première partie, constituée des images filmées par Alex, est la plus importante. Ici on assiste à la naissance du personnage Garrell. Un rapport se tisse et un dialogue a lieu. Un mouvement interne s’effectue en lui. Dans un premier temps le jeune Alex  filme avec une certaine distance, fasciné par Garrell, extérieur aux situations, d’autant plus que ce dernier semble fuir l’œil de la caméra. Légèrement farouche face à ce regard. Puis, il commence à jouer avec la caméra, à se mettre en scène. Alex devient compagnon de jeu de Garrell et celui-ci sort de l’autisme de sa création, prends conscience de son œuvre, et le jeu vient contaminer la caméra. Ainsi les deux hommes, accompagnés de quelques amis, vont réaliser leurs séries Z : Tarzan III  et Le Fils de Tarzan. Garrell en metteur en scène et acteur, Alex en chef opérateur. Garrell s’extériorise d’avantage, révélant sa personnalité joueuse, très drôle, et à mesure que les idées du jeu s’ancrent en lui sa création s’accentue.  Dans un même mouvement il développe une certaine ironie et s’ancre plus profondément dans son geste créateur.

En laissant une place fondamentale à ces vidéos amateurs Jordi Morató comprend très bien qu’il y a ici plus qu’il ne pourra jamais filmer de Garrell. C’est à la fois une captation purement instinctive de son geste, au plus proche de son énergie créatrice et aussi le lieu où celui-ci prend conscience de ce qu’il réalise. Ainsi pour la première fois dans ces Tarzan, Garrell nomme un ennemi jusqu’alors invisible : l’homme civilisé. Celui, corrompu, qui a perdu toute attache à la nature, à son milieu premier. Garrell subit en effet des attaques multiples venant de l’extérieur (jusqu’à être un jour frappé par des voyous). La frontière entre Garrell et Tarzan devient alors floue, l’homme devenant le personnage, fiction et réalité indistinctes. Garrell exprime la situation qu’il vit à travers la fiction, et celle-ci fait chemin inverse, accentuant d’avantage ses positions internes. En fait il ne revendique rien mais assume alors le total individualisme de sa création, comme refus à un ordre social qui le tient loin de ce qui lui est essentiel. Le jeu n’étant pas un prétexte mais une réponse à ce qu’il délaisse. La voix-over rend parfaitement compte de cette importance du regard et de l’échange formateur qu’instaure la caméra, bel hommage aux possibilités de la vidéo amateur.

La dernière partie, les images tournées par le réalisateur, touche moins. Par de lents travellings contemplatifs, on y sent une volonté esthétisante, loin de la précieuse énergie des vidéos d’Alex. En quelque sorte, l’œuvre de Garrell y est déjà « muséifiée », inscrite au panthéon de l’Art brut. Mais Morató qui filme une dizaine d’années après Alex, vient aussi pour témoigner d’une évolution et d’une continuation. Dans ce laps de temps, la création de Garrell s’est trouvée interrompue par trois fois. D’abord suite aux dégradations de voyous, puis à cause de la construction d’une route et enfin par la municipalité qui estimait trop dangereuses les constructions, question de norme (preuve que lorsque l’Etat n’a pas labelisé une création artistique, il en est d’abord l’ennemi). Cependant, le documentariste souligne comment, à chaque fois, Garrell a repris sa création de plus belle, l’inscrivant dans un cycle qui passe nécessairement par la destruction.

Faisant la part belle à l’archive, Sobre la Marxa réussi ainsi à être le médiateur sobre d’un geste exceptionnelle. Le film célèbre la liberté d’un homme dont la création, dépourvue de tout intéressement, s’affranchit des habituels carcans de l’art, mais n’en est que d’autant plus puissante.

Paul Michel

Titre : Sobre la Marxa – The Creator of the Jungle

Réalisation : Jordi Morató

Genre : Documentaire