Du populaire au déviant : La journée du 16 novembre (Pink Screens 2015)

Du populaire au déviant

La journée du 16 novembre
(Pink Screens 2015)

 Absence: No fats, no femmes, no asians

Outre le style trop transparent mélangeant confessions off/face caméra et expérimentations plutôt artisanales de divers effets numériques, le court-métrage Absence: No fats, no femmes, no asians (2014) se concentre sur le questionnement politique que la thématique intersectionnelle « fat, femme, asian » ouvre. En sept minutes et bien qu’avec quelque redondance, la réalisatrice Celeste Chan parvient à rendre compte des difficultés provenant du carrefour identitaire où elle se situe. D’une part, la conjonction entre son appartenance à l’identité asiatique et son surpoids lui fait souligner l’importance voire la fétichisation du corps plutôt mince au sein cette culture. D’autre part et en rapport avec cette conjonction identitaire, son identification lesbienne voire plus précisément au profil « Fem » – c’est-à-dire soucieuse de la féminité de son corps – inscrit cette fétichisation en acte.

En quelque sorte, le récit de son expérience illustre des ressorts du gender, c’est-à-dire l’aspect « performance » presque volontariste de l’identification en tant que « asian fat fem » presque réifiée en une catégorie palpable. La réalisatrice se met un temps hors d’elle pour illustrer des difficultés émanant surtout du rapport que pareille identification entretient avec l’idéal asiatique lesbien duquel le surpoids ne peut faire partie. Se fait jour tout le poids répressif auquel le personnage-réalisateur doit faire face dans son rapport à soi et aux autres. Le propos s’étire enfin dans un appel à la compagnie du même. Les frontières, retenues comme l’un des quatre thèmes de la sélection du festival, s’illustrent donc assez bien dans ce court-métrage traitant de l’identification intersectionnelle.

Titre: Absence: No fats, no femmes, no asians

Réalisation: Celeste Chan

Genre: Documentaire

Année, pays et durée: 2014, USA et 7min

Wonderwomen : the untold story of american superheroines

De manière plus prédominante que dans le court documentaire précédent, le style s’efface devant le contenu au sein de Wonderwomen: the untold story of american superheroines réalisé par Kristy Guevara-Flanagan (2012). L’esthétique se fait outil d’illustration du rapport thématique entre héroïnes populaires et féminisme. Au-delà de musiques papier peint voire illustratives, les témoignages ou commentaires se voient exemplifiés visuellement pour proposer un traditionnel « documentaire de contenu ». Cependant, le thème a le mérite d’indiquer – certes à travers différents médias tels que le comic book, la télévision ou le cinéma – comment les héroïnes peuvent tantôt servir ou desservir l’émancipation de la femme. Se basant sur l’apparition et l’évolution de la figure de Wonderwoman, le court-métrage argumente que le parcours de cette dernière a pu être écho de l’agenda politique tout en ayant servi de modèle émancipateur à de nombreuses(x) spectatrices(teurs). Pour le dire autrement, comment pareille « figure » importe comme référence directrice de la vie des gens.

Titre: Wonderwomen : the untold story of american superheroines

Réalisation: Kristy Guevara-Flanagan

Genre: Documentaire

Année, pays et durée: 2012, USA et 79min

Special Screening : Jan Soldat

La soirée s’est ensuite poursuivie avec une séance spéciale consacrée au documentariste allemand Jan Soldat. En à peine une décennie, son travail a déjà su faire remarquer en divers festivals tels que la reconnue Berlinale. Les films projetés du réalisateur thématisent le cinéma comme moyen de rencontre de l’autre et de sa différence, différence s’inscrivant dans la marginalité sexuelle. Pour autant, nous ne tombons que peu dans l’inscription déviante, car Jan Soldat évite la moralisation et atténue les effets de causalités psychologique et historique induits quant aux témoignages des personnages. Ainsi, l’exemple de Klaus, dans Unfertige (L’inachevé), propose de manière très légère un conditionnement psychologique et historique. Plutôt, c’est en pensant ce portrait avec son complémentaire, Besuch (Visite), que le cinéaste agence intériorité et extériorité des points de vue. Le second constitue en une confrontation de la sphère familiale non praticienne avec le lieu de travail du fils, directeur du camp d’esclaves sexuels dans lequel Klaus s’est rendu. Ce personnage du directeur se présente aussi comme porteur d’une double identité entre des frontières familiales et professionnelles poreuses, par ailleurs, ce thème du double est indiqué comme l’un des axes de la sélection du festival.

Du reste, le documentariste ne peut se détacher de toute normalisation des pratiques sexuelles marginales. C’est la direction que prend Geliebt (Aimés) oscillant entre justifications et « réalisations » de pratiques zoophiles. Plus encore, Beziehungsweise (Respectivement) permet de mettre en scène, au travers d’identifications presque photographiques et légendées, nos manières d’inscrire les pratiques quant aux normes de sexualité et d’identification genrée. C’est peut-être de cette tension générée par la normalisation qu’il s’agit dans les documentaires de Jan Soldat: comment l’extraordinaire s’évalue à l’aune du quotidien? Comment la durée et le mouvement cinématographiques provoquent l’habituation à des parcours hors du commun?

Par ailleurs, le mouvement de normalisation est double. D’une part, il compare la différence quant au commun dans un mouvement normalisateur et d’autre part c’est tout l’intérêt, la durée fait de cette différence la donnée commune comme c’est le cas dans Unfertige. Dans ce dernier, le traitement peu spectaculaire des pratiques participe aussi au mouvement vers le commun. À travers des plans fixes, l’absence de musiques et le relatif choix du positionnement du spectateur dans des scènes de torture, s’établit une « éthique de la transparence » de la démarche comme l’a souligné Jan Soldat dans une entrevue suite aux projections. Si le réalisateur indique se trouver davantage dans la réaction et la distance quant aux pratiques, il suscite chez son spectateur une émotivité par les tensions normalisatrices et surtout la construction de personnages documentaires. Klaus s’expose dans une position de vulnérabilité – encore en lien avec un thème de la sélection du festival – devant l’oeil de la caméra. Toutefois, Jan Soldat nous précise avoir été plus dans la réaction quant aux volontés de Klaus, c’est plutôt lui qui a marqué l’intérêt de s’exposer dans telle fragilité. En somme, la caméra et par-là son réalisateur se font les héritiers d’une éthique documentaire alerte des effets de représentation pour nous donner à comprendre plus largement le quotidien de marginaux.

Titre: Geliebt

Réalisation: Jan Soldat

Genre: Documentaire

Année, pays et durée: 2010, Allemagne et 15min

Titre: Beziehungsweise

Réalisation: Jan Soldat

Genre: Documentaire

Année, pays et durée: 2013, Allemagne et 5min

Titre: Der Unfertige

Réalisation: Jan Soldat

Genre: Documentaire

Année, pays et durée: 2013, Allemagne et 48min

Titre: Der Besuch

Réalisation: Jan Soldat

Genre: Documentaire

Année, pays et durée: 2014, Allemagne et 5min

Thibault Galland