Le reflet cinématographique des vies: La journée du 15 novembre (Pink Screens 2015)

Le reflet cinématographique des vies

La journée du 15 novembre
(Pink Screens 2015)

Fassbinder – Lieben ohne zu Fordern

Rendre compte de l’oeuvre de Rainer Werner Fassbinder, un des piliers du Neuer Deutscher Film dès la décennie soixante: voilà l’objectif de Fassbinder – Lieben ohne zu Fordern, le documentaire que réalise Christian Braad Thomsen sur base d’entretiens avec le metteur en scène allemand. Plus précisément et avec quelques décennies de recul, s’établit un véritable hommage au sein duquel ces interviews se voient associées à d’autres – plus récentes ou non – de l’entourage professionnel et personnel de Fassbinder, ainsi qu’à des images tantôt photographiques tantôt cinématographiques de sa vie et de son oeuvre. Le documentaire multiplie les formats d’archives audiovisuelles pour tenter de saisir les traces que nous a laissées le réalisateur allemand.

Dans cette perspective documentaire, les films de Fassbinder sont, d’une part, perçus comme réinventions du langage cinématographique, ce qu’atteste déjà son premier long-métrage Liebe ist kälter als der Tod de 1969 (L’amour est plus froid que la mort). D’autre part, ils sont considérés comme dénonciations critiques des aliénations sociales et d’un sado-masochisme sociétal latent, dans lesquels s’inscrivent des personnages tels que Petra von Kant dans Die bitteren Tränen von Petra von Kant de 1972 (Les larmes amères de Petra von Kant). Mais surtout, la filmographie de Fassbinder illustre différents stades de sa vie personnelle: pour comprendre ses films, il faut tâcher de comprendre ce qu’il a été. Suite à une enfance aux figures parentales sans cesse en changement, le réalisateur imprègne son oeuvre d’un rapport singulier au complexe d’Oedipe: des pères dont il veut se débarrasser, d’un amour-haine à l’égard des mères et d’un esprit joueur sur le plateau de tournage. Un intérêt particulier pour la figure de la femme, seule apte à illustrer la souffrance, se joint à une réflexion plus large sur l’identité dont la question du genre n’est pas évacuée.

Pour autant de perspectives quant à l’oeuvre de Fassbinder, l’objectif documentaire s’avoue à plusieurs reprises fondamentalement révélateur de la subjectivité de Christian Braad Thomsen. Pensons au chapitrage et la thématisation que ce dernier s’autorise quant au contenu biographique et filmographique, ou bien aux commentaires audio contextualisant certaines archives sonores ou rapportant les affects suscités par certaines oeuvres chez le documentariste danois. Pour exemple marquant, Thomsen exprime la découverte poétique que Fassbinder a pu susciter quant à la langue allemande jusqu’alors haïe pour son passé guerrier et nationalement adverse. Dès lors, Fassbinder – Lieben ohne zu Fordern peut être envisagé comme un documentaire sur la réception d’une oeuvre cinématographique, sur les traces que laisse pareil labeur sur un individu et surtout sur ce que ce dernier met en place stratégiquement pour en témoigner. Diverses modalités médiatiques et théoriques – majoritairement la parole, la psychologie ou l’évidence des images – peuvent alors être saisies comme le reflet médiatique du documentariste. En creux des images et des sons s’écrit la signature de Thomsen, une dualité en accord avec une des thématiques de la sélection du festival.

De ce reste qui est ici donné à lire, ne s’agit-il pas toujours de ce que nous choisissons de souligner? Les réflexions sont donc multiples et enchâssées : nous écrivons sur un documentariste témoignant de l’oeuvre d’un cinéaste. Du reste comme témoignage de la protension que peut susciter l’écriture cinématographique, ou plus largement, intermédiale comprise entre cinématographe et littérature cinématographique. Mais c’est déjà trop s’écarter du long-métrage. En effet, celui-ci propose déjà en son sein une rencontre entre diverses formes et mouvements. Entre parole, photographie et cinématographie. C’est cette possibilité du mélange que révèle aussi le documentaire. Plus encore, c’est de la spécificité du cinéma de rendre compte presque de manière tangible du caractère fuyant des traces, de l’instabilité de ce que nous recevons ou interprétons d’une oeuvre cinématographique.

Titre: Fassbinder – Lieben ohne zu Fordern

Réalisation: Christian Braad Thomsen

Genre: Documentaire

Année, pays et durée: 2015, Danemark et 109min.

Stories of our Lives

Antérieurement au documentaire lié à R. W. Fassbinder, une série de courts-métrages tournant autour de la situation des lesbiennes et gays au Kenya a été projetée dans le cadre d’un partenariat avec Amnesty International. L’ensemble est réalisé par Jim Chuchu en 2014 sur inspiration de faits réels et via l’entremise du Nest Collective, une association visant à problématiser les identités africaines. La série fut, par ailleurs, épinglée au « Panorama » de la dernière Berlinale.

Les cinq courts-métrages étonnent, en effet, par leur diversité thématique et esthétique en dépit de leur tentative à conscientiser. Deux d’entre eux explicitent la condition lesbienne, d’une part, en milieu adolescent et scolaire avec toute la répression familiale et institutionnelle découlant d’un manque de compréhension; d’autre part, de l’impact vital et quotidien de la décision étatique de pénaliser l’homosexualité. Si le premier ne trouve pas d’issue, le second s’échappe dans la rêverie pour réinterpréter un mythe traditionnel kényan de changement de sexe. Plus encore, il souligne les difficultés d’identification nationale et genrée face à un positionnement étatique néo-colonialiste considérant l’homosexualité comme une importation coloniale et donc non africaine. Les trois autres films dépeignent, quant à eux, la condition homosexuelle masculine: qu’il s’agisse de l’interpellation sociale de l’homosexualité masculine et l’économie nécessairement répressive que requiert son pendant hétérosexuel; de la configuration rurale d’une attirance homosexuelle appréhendée avec une surprenante compréhension; ou rapport du « noir » au corps « blanc » et de leur sexualité conjointe.

Titre: Stories of our Lives

Réalisation: Jim Chuchu

Genre: Fiction

Année, pays et durée: 2014, Kenya, 88min

Thibault Galland