Dépaysements initiaux : La journée du 12 novembre (Pink Screens 2015)

Dépaysements initiaux

La journée du 12 novembre
(Pink Screens 2015)

Hacia una Primavera Rosa

La soirée d’ouverture du Pink Screens 2015 a débuté par la projection du court-métrage documentaire, Hacia una Primavera Rosa de Mario de la Torre (2014), primé cette année au Monterrey International Film Festival. Le court-métrage a le mérite de laisser transparaître l’enjeu de la thématique de l’homosexualité à travers un « dispositif formel ».

Ainsi, nous est présentée la situation de l’homosexualité en Tunisie depuis le Printemps arabe et la destitution du dictateur Ben Ali. Dans une large mesure, nous suivons auditivement les témoignages de deux individus masculins volontairement dissimulés dans l’ombre. Cette métaphore scénique indique de manière assez évidente la nécessité de garder l’anonymat dans un pays où l’homosexualité reste encore pénalement répréhensible. La mise en place de ces récits sonores et intimes est quelque peu dévoilée par les interactions avec un intervieweur hors-champ. A cela s’ajoute un montage d’images de factures diverses, tantôt dépeignant l’effervescence médiatique et populaire liée au Printemps arabe, tantôt confrontant les récits à des plans documentaires de la Tunisie actuelle.

En somme, il en advient un mélange documentaire composite nous imprimant de la condition homosexuelle. Celui-ci aurait pu ménager davantage d’effet par l’économie de certains plans, ainsi qu’une meilleure technique au niveau des prises de vues parfois tremblantes ou floues sans que la nécessité en soit perçue.

Titre: Hacia una Primavera Rosa

Réalisation: Mario de la Torre

Genre: Documentaire

Année, pays et durée: 2014, Espagne, 18min.

A Escondidas

La soirée se poursuit avec l’explicitation de la thématique des « frontières » – un des axes de la sélection de cette édition 2015 – cherchant notamment à mélanger les questions de genre et de délimitations géographiques ou symboliques. Si, pour le documentaire, le dispositif pouvait donc traduire audiovisuellement l’ostracisation imposée à la marginalité homosexuelle, dans A Escondidas, la démarcation se joue plutôt du point de vue du scénario quoiqu’avec de petites incises du montage en ce sens.

La fiction nous met face à l’histoire de deux adolescents, un homosexuel et un émigré marocain, qui se rencontrent dans la rupture quant au standard hétérosexuel blanc. La progressive association des thèmes au montage porte le mérite « intersectionnel », c’est-à-dire de croiser les réflexions identitaires pour y cerner un terreau commun. Pour autant, cette relative sortie représentative du « moule blanc » ne se fait pas sans clichés, pensons à l’arabe voleur, dealeur de shit ou à l’adolescent, fumeur de joint. Les portraits restent esquissés de manière assez grossière.

Du reste, l’enjeu représentatif s’ancre finalement plus dans des conventions génériques du « teen movie », traduisons film adolescent. Le long-métrage fait alors d’un « coming of age » un « coming out » pour Rafa (Germán Alcarezu), partant de l’acceptation de soi vers l’inévitable réflexion sociale après le refus de développer une relation hétérosexuelle. Deux scènes peuvent en attester: la scène d’irruption de l’ancien groupe d’amis dans le repère lors d’une bataille idyllique entre Rafa et Ibrahim (Adil Koukouh); ainsi que celle de la réaffirmation d’amitié entre Rafa et son ami Guille (Joseba Ugalde). A cette structure générique, présentant également les loisirs des jeunes forcément rebelles, se greffe une description encore une fois assez lourde de l’insertion de l’adolescent Ibrahim, considéré irrémédiablement comme autre par les locaux et les institutions.

Pour conclure, le film aurait peut-être gagné en originalité et en finesse à faire du portrait d’Ibrahim l’enjeu majeur plutôt que de se complaire dans un lyrisme adolescent superficiel, voire un pathétisme souligné à grands renforts par des musiques, ralentis ou même, des larmes.

Titre: A Escondidas

Réalisation: Mikel Rueda

Interprétation: Germán Alcarazu (Rafa) et Adil Koukouh (Ibrahim)

Genre: Fiction

Année, pays et durée: 2014, Espagne et 88min.

Sangaïlé

Le dernier film de la soirée était le plus attendu : Sangailé. Ecrit et réalisé par Alanté Kavaïté puis diffusé en 2014, le long-métrage a déjà son petit succès en festivals à en juger notamment par sa récompense de meilleur film étranger au Sundance Film Festival. Il semblerait que c’est à raison. Le film représente de manière touffue, mais inventive, le portrait d’une adolescente dans ce qu’elle peut recéler de souffrance et de difficulté. Du reste, il ne s’agit pas d’un énième drame pesant, mais d’un film lumineux qui brille de sa poésie audiovisuelle. Le scénario assez mince donne parfois l’impression d’un manque de déterminisme narratif. Pour autant, nous lui cédons volontiers la place pour des contemplations lyriques du paysage naturel/industriel lituanien, ainsi que d’un individu inscrit dans cet environnement et face à l’espace céleste des possibles.

Dès le départ, le ciel est présenté comme toile vierge sur laquelle la protagoniste Sangaïlé (Julija Steponaityte) sera progressivement capable de « tracer son envol » comme le signale cinématographiquement le prologue. Il faudra un catalyseur, une rencontre avec Auste (Aiste Dirziute), pour que la protagoniste se mette progressivement et littéralement en ascension. En dernier ressort, et comme l’a souligné la réalisatrice lors de l’entrevue qui a suivi la projection, l’enjeu ne s’ancre pas primordialement dans une définition genrée. Il dépasse ce cadre pour chercher à représenter cet âge adolescent difficile traversé par de nombreuses tensions psychologiques et sociales plus larges que des questions d’identification sexuelle. L’intimité entre les deux jeunes femmes contrastées est bien évidemment présente, voire explicite, lors des actes sexuels ou dans l’intensité de leur rapport, mais celle-ci sert davantage à structurer et à consolider, au cours d’un unique été, la personnalité de la protagoniste. L’une des scènes les plus marquantes exemplifie ce mouvement relationnel: celle où la protagoniste se trouve face au vide depuis le haut d’un immeuble. La tension psychologique, avant de s’illustrer par le jeu de l’actrice, se perçoit par le montage conflictuel entre des plans fixes du personnage face-caméra et ceux de travelling aériens qui l’inscrivent dans le vertige du vide, voire de son existence. Le conflit visuel s’exacerbe d’autant par l’ajout d’une partition implicative jusqu’à la retenue in extremis et pleine d’affection de la protagoniste par son amante.

En ce cas filmique, les frontières identitaires se font donc plus floues et poussent même, selon les dires de la réalisatrice, le distributeur à annoncer un film sur l’adolescence plus que sur une relation lesbienne. Cette motivation reste commerciale, mais a permis à un public frileux de question identitaire de se laisser surprendre. Cette fluidité s’efface devant un style plus assuré que les deux films précédents de la soirée, peut-être que le poids d’une formation professionnelle en photographie et vidéo pour Alanté Kavaïté y joue pour beaucoup.

Qu’importent les analogies sommaires. Le film est lumineux et inscrit le récit de passage adolescent dans un contexte physique et stylistique. Autrement dit, le long-métrage est assez clairement référentiel si l’on admet le travail des quatre éléments (eau, terre, feu et air) que nous pouvons retrouver chez Andrei Tarkovski. Le syncrétisme avec le médium photographique – au travers de compositions travaillées et presque picturales ainsi que l’obsession de la fascination photographique avant le partage charnel du personnage d’Auste envers sa protagoniste – fait quelque écho au rapport photographique du personnage de Thomas (David Hemmings) dans Blow Up de Michelangelo Antonioni (1966). Des liens esthétiques se tissent également avec la peinture, pensons aux citations ou assimilations symbolistes avec l’oeuvre de Gustav Klimt ou à celles avec le surréalisme dans la représentation presque psychanalytique de la sexualité ou du rêve qui font écho à René Magritte ainsi qu’aux périodes modernes de Ingmar Bergman ou de Luis Buñuel.

Enfin, ce long-métrage et la rencontre a posteriori avec la réalisatrice laissent en nous un foisonnement de sensations. Dans la tendance contemporaine, la réalisatrice déploie une esthétique de la sensation et de la synesthésie – dans ses mots, impressionniste – pour faire de ce film une véritable expérience sensorielle qui atteint, à certains moments, presque le ravissement. Plus encore, il semble que le propos de ce récit cinématographique du passage adolescent peut avoir saisi l’esthétique s’établissant au travers de la relation symétrique, mais analogique entre les deux jeunes femmes, comme moyen de voir le monde autrement, comme une tendance visant « à recomposer une unité par relation analogique ».

Titre : Sangaïlé

Réalisation: Alanté Kavonaïté

Interprétations: Julija Steponaityte (Sangaïlé) et Aiste Dirziute (Auste)

Genre: Fiction

Année, pays et durée: 2014, Lithuanie-France-Pays-Bas, 90min.

Thibault Galland