Représentation de la Shoah : dépassement du modèle (Partie 2)

Représentation de la Shoah : dépassement du modèle
(Partie 2)

Etude de cas : « Plus tard tu comprendras » d’Amos Gitai (2009)

[1] – Une voie médiane

Plus tard tu comprendras est un téléfilm d’Amos Gitai réalisé en 2009. À mon sens, il apporte une solution médiane aux deux écoles de la représentation de la Shoah à l’écran. Ni orthodoxe, ni complètement iconodoule, Gitai a réalisé un film qui n’est « pas vraiment un film « sur » la Shoah mais plutôt sur ses traces dans le présent et sur la façon dont cette histoire se transmet (ou pas) au plan intime et familial. » (critique des Inrocks) En ceci, il respecte l’autocensure de Claude Lanzmann : il échappe de peu à la reconstitution historique et traite des conséquences de l’événement sur le présent d’une famille, les Bastien.

Victor Bastien est né catholique, baptisé et marié à l’église. Ses enfants, comme sa femme, sont donc aussi catholiques. Alors que le procès de Klaus Barbie suit son cours, comme toile de fond au film, Victor tente de découvrir le passé de sa famille : le sort de ses grands-parents maternels, les Gornick, des fourreurs juifs venus de Russie, et la position plutôt ambiguë de ses aïeux paternels, les Bastien, sous l’Occupation. Victor se heurte à la seule mémoire vivante qui lui reste : sa mère, Rivka ; qui se mure dans un silence impénétrable. Il souhaite lui parler, va manger chez elle, mais lorsqu’il parle du rôle de « la famille de papa » durant l’Occupation, Rivka lui répond sur la cuisson des haricots. Entre les deux générations, le dialogue est sourd. Cette enquête que mène Victor le mine, il met en danger son travail, en fait une affaire de famille en convoquant femme et enfants à l’enquête et met sa propre santé mentale en péril. La question de la responsabilité devient obnubilation. C’est le petit procès, celui des Bastien à l’échelle familiale, contre le grand, celui de Klaus Barbie. Le film fonctionne comme un modèle réduit du drame historique qui se joue en France à cette époque. La société vit le retournement politique qu’opère Jacques Chirac en reconnaissant la responsabilité de l’État français dans la déportation et la spoliation des Juifs par le gouvernement de Vichy.

Le film se termine sur trois séquences à forte charge symbolique. Rivka emmène ses petits-enfants à la synagogue de la rue Copernic le jour de Yom Kippour afin de révéler sa judéité [1]. Elle opère à ce moment une passation de mémoire en expliquant à ses descendants ce qu’elle a vécu. Elle leur offre aussi son étoile jaune. Par la suite, Rivka décède et c’est à Victor d’organiser ses funérailles, selon le rite juif. Un commissaire des ventes estime les innombrables antiquités – de grande ou d’aucune valeur – amassées par Rivka. Le film se termine dans les bureaux de la commission de dédommagement des victimes de la spoliation des Juifs sous le régime de Vichy, fraîchement ouverte, où Victor quitte les lieux sans demander son reste. En filmant la Shoah dans cette hallucinante intemporalité, Gitai respecte l’autocensure imposée par Claude Lanzmann. [2]

[2] – Le plan-séquence

Amos Gitai réalise Plus tard tu comprendras en plusieurs plans-séquences, manière de capter le temps dans son écoulement brut. Dans une séquence de dialogue, c’est la caméra qui glisse latéralement d’un visage à l’autre pour distribuer les rôles dans la conversation et assurer le rythme de celle-ci. Par opposition au montage, le plan-séquence permet ici de représenter le flot du temps, les silences, les non-dits et les images du quotidien, il est une inscription de la durée intuitive, celle du flux originel de la réalité.

Il y a, pour Henri Bergson, trois manières d’accéder au réel : la perception – soit l’enregistrement brut et continu du flux de la réalité –, la raison – la conceptualisation du flot continu et sa cartographie dans l’entendement – et l’intuition. L’intuition est une « vue directe et immédiate d’un objet de pensée actuellement présent à l’esprit et saisi dans sa réalité individuelle » [3]. Le philosophe donne l’exemple d’une mélodie, qui n’est ni perception individuelle des notes, ni rationalisation de celles-ci, mais l’ajout d’une plus-value dont l’unicité ne tient qu’à la mélodie même. Bergson définit l’intuition comme « cette espèce de sympathie intellectuelle par laquelle on se transporte à l’intérieur d’un objet pour coïncider avec ce qu’il a d’unique et par conséquent d’inexprimable. » [4] Le plan-séquence mènerait alors à cette ascèse, à cette intuition, qu’André Bazin trouve dans la mise en scène de Wyler où « tout l’effort de la mise en scène tend à se supprimer elle-même. » [5] La réalité se retrouve sur le même plan que celle du plan cinématographique.

La caméra enregistre la chorégraphie des personnages dans la latéralité d’un espace à l’accès restreint. Gitai va rarement montrer l’espace dans sa tridimensionalité et dans son volume, préférant les balayages latéraux, et dont le champ est parfois occulté par une charpente, un mur, une cloison, etc. L’espace n’est pas construit, il est simplement vu par un regard extérieur, celui de la caméra qui enregistre la scène en de longs plans. L’enregistrement procède ici d’un effet de réel intuitif.

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Figure 1 – La première séquence du film se déroule au Mémorial de la Shoah de Paris, Victor y cherche les noms de ses grands-parents. La caméra passe devant les murs des noms des victimes.
Figure 2 – Victor, chez sa mère, avec sa mère. Toute la séquence est filmée en un seul plan, dans la latéralité, avec les cloisons murales comme des obstructions à une vision unifiée de l’espace.

La structure du film est donc moins un assemblage de plans qu’une suite d’événements dramatiques captés dans un espace partitionné. L’utilisation des plans-séquences rapproche le film du flux de la réalité, du discours et du dialogue, il plonge le spectateur dans un quotidien. Il évite ainsi la structure classique en mille-feuille [6] d’une enquête dans le présent cherchant le secret dans des couches successives passées. En soi, Plus tard tu comprendras est proche du cours d’eau, un flot perpétuel d’information. Le plan adopte un rôle dynamique, car il ne cesse d’être en mouvement, il s’oppose ainsi à une pensée figée.

L’enquête de Victor l’emmène dans le Midi, à Salviac, où ses grands-parents ont séjourné pour échapper à la France occupée ; c’est là qu’ils passeront leur dernière nuit, libres. Il y rencontre le maire de la ville, témoin de la rafle lorsqu’il n’était qu’un enfant. Il raconte l’histoire des Gornick, et emmène Victor dans ce qui était leur chambre. Victor ressent un malaise, il passe la main sur le mur et, au contact de la tapisserie, le film nous emmène en 1944. Flashback unique, cette séquence, par le choix des lumières et des couleurs, nous transporte dans cette vue de l’esprit créée par Victor. On y voit les grands-parents Gornick danser dans leur chambre, les Allemands arriver et, par un montage visuel et sonore symbolique, c’est toute l’histoire de la déportation qui afflue à nos sens. C’est la seule séquence montée.

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Figure 3 – Victor tâte le mur et joue avec le pli de la tapisserie.
Figure 4 – Un faux-raccord coupe brusquement le plan-séquence pour transporter le spectateur dans le Salviac de 1944.

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Figure 5 – La séquence de 1944 est montée sur des images du quotidien et sur la rafle des grands-parents Gornick. Elle se termine sur un long plan latéral au ras du sol où le champ embrasse les cailloux d’une allée écrasés par des bottes allemandes.

[3] – Les deux mémoires

Le plan de la tapisserie – au sens géométrique – s’oppose aux plans-séquences du film. Le premier est figé, morne, il est le symbole du caché, des Gornick échappant à la police française et allemande, alors que le second est dynamique, lié à la temporalité de l’intuition réelle. Si la tapisserie est une image du passé, dont les plis témoignent d’une colle séchée qui n’opère plus, signe de l’âge avancé de ce pan de mur, elle est alors l’antithèse de la forme fluidique, dynamique et intuitive du film. C’est une scène entièrement montée de manière métaphorique. Les sons s’adjoignent aux images, la musique klezmer est associée au quotidien des Gornick, le pain que l’on coupe, les lapins que l’on taquine dans leur box, la danse dans la chambre, etc. La musique se tait, les lumières deviennent crépusculaires et c’est la rafle, le bruit des trains, des chiens, des personnes qui crient. Le métaphorique de cette séquence s’oppose au réalisme des plans longs. Alors que le premier registre est celui de la mémoire de Victor, troisième génération après la Shoah qui ne peut qu’imaginer ce qui a été, elle ne peut qu’être basée sur des associations d’idées, des reconstitutions historiques.[7] Le second registre, celui du film dans son entier, est le flux du réel capté dans les plan-séquences : témoin du temps et d’une mémoire en action.

Le plan-séquence semblerait alors être une forme adéquate dans le traitement de la Shoah au cinéma. Il est, de par son caractère intuitif, une humilité qui échappe à l’objectivisme et au subjectivisme. Pour reprendre les termes de Bergson, un excès d’objectivité s’apparenterait à une rationalisation à l’extrême, comme l’on peut en trouver dans les reconstitutions historiques. En revanche, un excès de subjectivité serait plutôt trop perceptif, au risque d’incarner la Shoah dans des discours ou des personnages. De par l’humilité conférée à l’auteur, le plan-séquence serait donc cette forme adéquate pour traiter la Shoah à l’écran comme une incarnation de la mémoire dynamique ; celle du quotidien, en phase avec l’intuition. Opposée au souvenir, celui de la tapisserie, la mémoire dynamique est partageable.

[5] – Le genre – Conclusion

C’est là que nous retrouvons le thème principal du film, son genre, soit ce que la critique des Inrocks qualifiait de : « pas vraiment un film « sur » la Shoah, mais plutôt sur ses traces dans le présent et sur la façon dont cette histoire se transmet (ou pas) au plan intime et familial. » Les traces de la déportation sont nombreuses dans le quotidien, elles affluent chez Victor, qui n’en demandait rien. En tirant sur une ficelle, la judéité de sa mère, il fait tomber des pelotes entières de secrets – pas toujours agréables. Plus tard tu comprendras apporte donc cette voie médiane aux écoles citées ci-haut : il n’est pas un film de reconstitution historique au sens strict, certes, il construit une fiction sur base d’un événement historique, la reconnaissance de l’État français dans la spoliation et la déportation des Juifs par le gouvernement de Vichy, mais ce n’est pas là le nœud de l’histoire. Le film va au-delà de la simple reconstitution en abordant la psychologie du personnage principal et son rapport avec le passé. Il établit le trouble qu’il y a chez ces descendants de deuxième génération. En revanche, le film n’est pas non plus un film de témoignage, à l’instar de Shoah, ou un film qui tenterait d’apporter un questionnement sans solution à dessein de ne pas tomber dans la moralisation ou « l’appel à la mémoire » comme Drancy Avenir.

Plus tard tu comprendras est un film qui lie les deux méthodes, que j’ai nommées ci-haut le métaphorique et le réalisme ; cristallisées dans la tapisserie de Salviac et dans les plans-séquences. Jouant sur deux registres d’image dans son film, montage et plan-séquence, métaphorique et réalisme, Amos Gitai traite de deux mémoires différentes et néanmoins nécessaires. Le voyage dans le souvenir forgé par Victor, souvenir mortel et subjectif [8], est un voyage dans la reconstitution historique qu’imagine Gitai et qu’il prête à son personnage. L’utilisation du montage dans cette séquence est un aveu de mensonge, il admet que c’est là une vue de l’esprit – un souvenir forgé par les innombrables images emmagasinées par sa conscience et qu’il reproduit peu ou prou dans son film.

« Pour pouvoir envisager un monde radicalement fondé sur la visibilité, à partir de la conviction de l’invisibilité de ce qui fait son essence et son sens, il fallut produire une pensée qui mît en relation le visible et l’invisible. Cette relation s’appuya sur la distinction de l’image et de l’icône. L’image est invisible, l’icône est visible. […] L’image est mystère, l’icône est énigme. […] L’image est éternelle similitude, l’icône est temporelle ressemblance. » [9]

Il n’est pas difficile de voir cette hallucinante proximité entre l’image et l’icône, et le plan-séquence et le réel.

La question n’est donc plus de savoir si l’on peut faire des films sur la Shoah ou non, mais de chercher l’intention derrière, le genre. La reconstitution historique chez Gitai est une vue de l’esprit, elle est nocive pour Victor, mais nécessaire pour continuer de mettre en image ce qui n’a jamais été vu. Elle permet de questionner le témoignage, la mémoire dynamique des images, qui permettent même de revoir les reconstitutions (de l’ordre du souvenir, figé) sous un autre jour. Amos Gitai synthétise les deux pensées en usant de l’une pour accéder à l’autre et vice-versa, échappant ainsi aux deux dogmes, iconoclasme et iconodulie. Il échappe à un excès de rationalisation et à un excès de subjectivation tout en ne sombrant pas dans l’iconoclasme extrême. Il replace le questionnement éthique dans l’iconodulie et évite le tabou créé par l’iconoclasme.

Thibauld Menke

[1] Il est intéressant de remarquer l’utilisation par Amos Gitai d’un stéréotype : celui d’un retour à la judéité à l’endroit-type des Juifs, la synagogue. Cette synagogue, celle de la rue Copernic, représente cependant moins une facilité narrative qu’un réel symbole. Synagogue connue pour avoir subi un attentat terroriste, c’est aussi une synagogue libérale.

[2] Pour qui : « Un film consacré à l’Holocauste ne peut être qu’une enquête sur le présent de l’Holocauste, ou à tout le moins sur un passé dont les cicatrices sont encore si vivement inscrites dans les lieux et les consciences qu’il se donne à voir dans une hallucinante intemporalité. »

[3] INTUITION in Vocabulaire technique et critique de la philosophie, LALANDE A., Presses Universitaires de France, coll. Quadrige, Dicos poche, Paris, 2010.

[4] BERGSON H., Introduction à la métaphysique, PUF, Paris, 1938, pp. 181.

[5] BAZIN A., Qu’est-ce que le cinéma ? I. Ontologie et langage, éditions du Cerf, coll. 7e art, Paris, 1958, pp. 150.

[6] Comme il était de coutume à l’époque, avec un film comme Un Secret de Claude Miller, sorti en 2007.

[7] C’est une séquence d’ailleurs très proche de l’expérience du rêve.

[8] Un souvenir est propre à chacun, Amos Gitai le montre bien dans le film : dès lors que Rivka décède, toutes ses antiquités sont vendues par Victor, qui n’est en rien attachée en elles. Il conserve en revanche un bibelot qu’il apprécie. Car cet objet le lie subjectivement à un souvenir.

[9] MONDZAIN J.-S, Image, icône, économie. Les sources byzantines de l’imaginaire contemporain, Seuil, Paris, 1996, pp. 15.

LIRE : « La représentation de la Shoah : dépassement du modèle (Partie 1)«