Les Mille et Une Nuits – Volume 1: L’Inquiet

Les Mille et Une Nuits – Volume 1: L’Inquiet

Les contes de Shéhérazade reloaded

Comme l’intitulé de sa dernière fiction, Tabou (2012), le suggérait déjà, Miguel Gomes aime s’attaquer à des sujets interdits, voire ignorés tels que la solitude des personnes âgés ou les dérives d’un climat d’austérité. La particularité du réalisateur portugais réside dans sa manière inattendue d’aborder ces thèmes. Avec Les Mille et une Nuits, Gomes continue d’élaborer son cinéma avec un style qui lui est propre, mêlant réalisme et fantastique.

Miguel Gomes, par l’intermédiaire du personnage d’origine littéraire Shéhérazade (Crista Alfaiate), nous narre une histoire chapitrée : celle d’hommes soi-disant de pouvoir mais à l’appareil reproducteur défaillant, de fanatiques de la baignade par toutes les saisons, ou d’un coq prêchant des vérités face à des humains qui font la sourde oreille.

Ces histoires sont à la fois autonomes et interdépendantes. Elles peuvent, à l’instar des contes d’origine, subsister par elles-mêmes, mais les destinées se répondent également les unes aux autres, entretenant des liens flexibles.

Si le réalisateur en début de film montre l’appareillage technique et se met en scène pour expliquer la difficulté de concilier approche documentaire sur un fait réel et fiction, il relègue cette tâche à Shéhérazade, la conteuse des Mille et une Nuits. Gomes décide d’actualiser ce recueil d’histoires orientales anonymes en les transposant à sa patrie en péril. En dépit d’un changement géographique et contextuel, le règne de la barbarie perpétue. Tout comme le peuple portugais, face à sa crise monétaire, le spectateur est plongé au sein d’un univers absurde. Gomes crée un monde où les personnages s’adonnent à des actions et rites bizarres.

Le cinéma du réalisateur est chargé de connotations par des symboles tels que le coq, emblème touristique du Portugal. Dans de nombreuses cultures, on prête diverses caractéristiques ainsi que vertus à cet animal, comme la valeur prophétique et guérisseuse que le film met en exergue. A la façon d’un messie, le coq semble prédire le danger de la bêtise des hommes au-delà d’une histoire d’amour.

Le réalisateur ressuscite le conte d’antan par le genre cinématographique en peuplant entre autres un univers par des animaux parlants, un sorcier archétypale qui est à la fois une attraction touristique, et des objets magiques, voire maléfiques tels un vaporisateur aphrodisiaque. Comme dans le merveilleux, la frontière entre monde humain et nature est fissurée. Cette dernière se révolte face à l’obstination et à l’égoïsme de certains hommes sous des formes surprenantes. La nature semble d’autant plus rebelle que l’inertie des hommes est importante. Face à l’impasse financière, la mer recrache une baleine comme une boule de frustration refoulée depuis longtemps qui noue la gorge. Le sous-titre du premier tome de la trilogie, L’Inquiet, dévoile ici toute sa signification. Alors que vertèbre explose, le spectateur se demande s’il ne s’agit pas plutôt de la métaphore d’une bombe à retardement. Le spectateur sent que cette bombe somnole peut-être au sein de la population portugaise. Gomes réhabilite ici la fonction primaire des contes profondément philosophiques.

Par contre, la distinction entre bien et mal est souvent floue, contrairement au merveilleux. Cette impression découle également de l’utilisation d’une équipe réduite avec laquelle travaille le réalisateur. Gomes n’hésite pas à faire interpréter des rôles totalement opposés aux mêmes acteurs. Ainsi, Crista Alfaiate campe à la fois le personnage doublement fictif de Shéhérazade, mais aussi l’assistante jeune et rebelle, au style punk, de l’organisateur des «Bains des merveilleux». Ce sentiment de confusion et de dualité naît également par la difficulté de distinguer les différentes interprétations. Luís, le représentant des syndicalistes, et Luis, le responsable des baignades hivernales, sont joués par le même acteur, à savoir Adriano Luz.

S’il fallait résumer le long-métrage de Gomes sous un autre titre, Mad World, une chanson des Tears for Fears, s’impose. Or si effectivement le cinéaste dépeint un monde succombant à la folie, l’inquétude et la méfiance du spectateur résultent moins du cours des choses, pourtant étrange, où des animaux sont dotés de parole, que des personnages.

Ainsi, Gomes parvient à redonner une visibilité à un trait inné du cinéma : être une fenêtre sur le monde. Il y apporte encore une touche personnelle par son penchant pour le tordu, l’étrange et l’impossibilité de se catégoriser. Il présente un conte résolument moderne, qui se garde de livrer des réponses définitives aux interrogations de la vie.

Mara Kupka

 

Titre : Les Mille et Une Nuits- Volume 1 : L’inquiet

Réalisation : Miguel Gomes

Interprétation : Miguel Gomes, Crista Alfaiate, Rogerio Samora, Fernanada Loureiro,  Adriano Luz, Carloto Cotta, Américo Silva.

Genre : Drame

Date de sortie : 4 novembre 2015