Le réveil Vanagt : Un nouveau regard sur l’avenir

Le réveil Vanagt

Un nouveau regard sur l’avenir

C’est au théâtre National que la réalisatrice Belge Sarah Vanagt a accueilli les étudiants en analyse et écriture cinématographiques de l’ULB le vendredi 23 octobre afin de leur livrer une master class préparée sur mesure. Durant deux heures, celle qui a parcouru les festivals du monde entier avec ses documentaires est revenue sur sa carrière enchaînant anecdotes et ressentis.  

Une salle silencieuse, un paysage caché par la brume, une conversation en espagnol tournant autour d’une exhumation comme fond sonore : le film The Wave commence. Au cours des vingt prochaines minutes, le spectateur se retrouve en huis clos dans la fosse montrée à l’écran loin de toutes présences humaines pour lui tenir compagnie. Petit à petit, un effet très esthétique de stop motion sur les mouvements de terre révèle les manipulations de la pelleteuse aperçue lors du premier plan. Tandis que les variations du reflet de la lumière du jour témoignent des heures passées lors de ces prises d’images, un précieux trésor commence à se dévoiler : des bribes de squelettes. Le spectateur ne bénéficie d’aucune information concernant ces cadavres surgissant du sol : leurs noms, leurs sexes, leur nombre, comment sont-ils morts, pourquoi, depuis quand, etc. Les images ne révèlent rien de tout ça. Il faut attendre les intertitres à la fin du film pour faire plus amples connaissances de ces fantômes et du lien qui les rattache à l’Histoire espagnole.

Si Sarah Vanagt a décidé de changer son programme au dernier moment en diffusant l’entièreté de ce film plutôt que les dix minutes initialement prévues, c’est parce que The Wave est très représentatif de sa méthode : montrer et ne rien imposer. Très loin de la figure du témoin ambassadeur se mettant en scène, la Brugeoise d’origine élimine toutes traces de sa présence afin de laisser le spectateur seul face au sujet qu’elle porte à l’écran. Aujourd’hui, il n’est pas rare d’avoir affaire à un réalisateur servant un message préchauffé au public qu’il considère comme une masse. Ce constat est d’autant plus d’actualité pour les films documentaires, où le devoir moral d’allier à tout prix l’assemblée à une bonne cause peut empêcher l’investigateur de faire entièrement confiance au spectateur. C’est un risque que prend Sarah Vanagt en n’hésitant pas à laisser une place très importante au regard autonome du public dans la construction de ses films. Regard qui n’est pas toujours d’accord avec cette façon de faire. Ce fut le cas pour The Wave qui essuya pas mal de critiques négatives à sa sortie. Sarah Vanagt ne se limite pas à l’information et cela peut déranger. Retour sur son oeuvre !

L’histoire comme point de départ…

Malgré des thématiques et des traitements différents, un outil très important relie tous les films de Sarah Vanagt : l’Histoire avec un grand H. Fidèle à la logique démonstrative décrite précédemment, la caméra présente ses sujets comme conséquences directes ou indirectes de faits passés.

C’est le cas de son premier documentaire After Years Of Walking (disponible gratuitement sur son site internet). Suite à sa rencontre avec un historien rwandais, Sarah Vanagt découvre le film de propagande Les Fils d’Imani (que l’on pourrait traduire par « fils de dieu ») réalisé par un prêtre catholique belge en 1959. Ce documentaire soi-disant historique présente le Rwanda comme un pays créé par le feu et utilise le terme « race » pour différencier les Batwas, les Tutsi et les Hutus. La mise en place de l’indépendance du pays colonisé et les changements de mentalités provoquent une censure immédiate et le film, placé dans les archives de Louvain, ne connaît pas de projection publique jusqu’en 2003. Profitant du cadre d’un travail de fin d’études à la National Film and Television School de Londres, Sarah Vanagt s’en procure une copie pour ensuite poser sa caméra dans le village où les scènes avaient été tournées afin de capter les réactions des habitants face à l’écran.

C’est dans un Rwanda post-génocidaire (moins de dix ans après les événements de 1994) traversant une crise d’identité que la réalisatrice se retrouve plongée. Comme le signalent les intertitres au début de film, les cours d’histoire sont interdits dans les écoles depuis les massacres et le pays ne sait plus lui-même d’où il vient. Parmi les images prises dans l’audience, celle d’une petite fille tenant sa bougie face aux avalanches de lave montrées à l’écran attire inévitablement l’attention. Le temps d’une projection, le passé et le présent d’un pays se rencontrent et le résultat fait froid dans le dos.

Pourtant, c’est le futur qui est au centre d’After Years of Walking au travers du thème de la reconstruction : celle du Rwanda et plus précisément celle de son passé. Historienne de formation, Sarah Vanagt suit un groupe de jeunes homonymes rwandais chargé par l’état d’établir scientifiquement l’histoire du pays. L’envie d’affirmer son appartenance à une communauté, de cohabiter avec l’autre et d’aller de l’avant se ressent au travers de chacun des témoignages portés à l’écran. Le doute n’est dès lors plus permis: Les Fils d’Imani est davantage un prétexte pour couvrir un sujet d’actualité qu’un fil conducteur.

L’héritage culturel omniprésent

Sarah Vanagt ne s’attardera pas sur les trois prochains films, dont aucun extrait ne sera diffusé lors de la conférence. Cependant, la description qu’elle en fait suffit pour comprendre que la cohabitation du passé, du présent et du futur y trouve une fois de plus sa place.

Réalisé la même année que After Years of walking, Little Figures aborde une thématique propre à l’histoire occidentale : la colonisation. C’est au travers d’un jeu de scène dans l’espace que l’action se déroule sur la place Royale de Bruxelles. Loin de la réalité remplie de dates, de témoignages et de faits historiques, la réalisatrice transforme les spectateurs en témoins d’un échange monté de toutes pièces entre trois statues représentant des figures emblématiques de l’histoire belge (le roi Albert 1er, sa femme Elizabeth et Godefroid de Bouillon, personnage clef de la première croisade au 11ème siècle). Chaque voix est assurée par un enfant issu de l’immigration, l’un des thèmes les plus importants de ce début de millénaire.

En 2005, Sarah Vanagt retourne au Rwanda afin de réaliser History Lessons  (également disponible sur son site internet). Ce documentaire emmène le public dans une salle de classe d’enfants de 10 ans (temps écoulé depuis la fin de la tuerie). Alors que les termes Tutsis et Hutus sont formellement prohibés par le système éducatif en place, un professeur tente d’expliquer à ses élèves la signification d’un mot : génocide.

Silent Elections va encore plus loin dans l’idée de montrer. Incapable de se rendre sur place en 2009, Sarah Vanagt décide d’envoyer des caméras à des enfants de Goma, (ville de la République Démocratique du Congo très proche de la frontière rwandaise). Grâce à ceux que la réalisatrice surnomme “les petits frères Lumière”, le spectateur se retrouve plongé dans un pays s’apprêtant à vivre ses premières élections depuis l’indépendance.

Bien qu’abordant des thèmes très différents, un élément commun revient dans les trois films présentés ci-dessus : l’enfance. Si Little Figures et History Lessons se penchent sur la prise de conscience d’un héritage culturel très lourd par la génération de demain, les rôles se trouvent inversés dans Silent Elections : l’héritage, ce sont les enfants qui le transmettent.

On touche avec les yeux !

Plus ludique, In Walking Hour (projeté juste après The Wave) n’échappe pas au croisement des différentes temporalités. La réalisatrice puise son sujet dans l’expérience du docteur Plempiu au 17ème Siècle qui démontre, à l’aide d’un œil de vache, que la vision est tout à fait apte à fonctionner indépendamment du corps. Sarah Vanagt filme sa cousine, Katrien (également co-réalisatrice) suivre à la lettre les instructions du scientifique. L’idée de transmission aux générations futures est encore très perceptible dans ce court-métrage grâce à la présence de trois enfants observateurs. Via cette expérience, Sarah Vanagt renvoie à l’essentiel du regard une société entourée quotidiennement par les images dont elle ne doute que très rarement.

Il s’agit là de l’objet de sa démarche : aider le spectateur à se réconcilier avec ses perceptions, à utiliser sa vision, à l’aiguiser et à renouveler constamment sa manière de regarder le monde qui l’entoure.

La reconstruction face à la reconstitution

Il est bientôt 18 heures, Muriel Andrin, organisatrice de la conférence, a tenu à faire réagir son invitée à des images issues du documentaire The Art Of Killing de Joshua Oppenheimer (dont la suite The Look Of Silence a été projetée le 31 octobre dans le cadre du Festival Des Libertés). Tourné en 2012, ce film revient sur le massacre de plus d’un million d’opposants politique en Indonésie. Le réalisateur capture des reconstitutions de faits avérés (tortures, incendies, etc.) mises en scène par les vrais investigateurs de ceux-ci il y a plus de cinquante ans.

Si comme After Years of Walking  l’œuvre d’Oppenheimer se penche sur le passé sombre d’un pays, les deux méthodes utilisées sont à la fois sensiblement différentes et étonnement complémentaires : d’un coté, l’imitation fidèle du passé, de l’autre le présent qui en résulte. Sarah Vanagt avoue trouver les images projetées très fortes. Selon elle, il n’existe pas de forme plus légitime qu’une autre pour aborder un sujet, ce qui compte avant tout, c’est la manière dont cela est porté à l’écran.

La conférence touche à sa fin, l’occasion pour les étudiants de poser les dernières questions. On apprend que Sarah Vanagt souhaite travailler de plus en plus avec des enfants à la manière de In Walking Hour. Son prochain projet devrait d’ailleurs trouver le 17ème siècle et ses télescopes comme point de départ.

Un radio réveil pourrait symboliser à lui seul le travail entier de Sarah Vanagt. A défaut de livrer une informaton complète After Year Of Wallking, The Wave ou In Walking Hour produisent un effet plus concret sur le spectateur : ils l’extirpent de son sommeil le temps d’une projection, lui font ouvrir les yeux et, si lui seul le décide, le poussent à se lever et à sortir de la fosse afin de découvrir de lui-même toute la réalité qui se cache autour.

Robin Fourneau