Whiplash (analyse)

Whiplash

Ou l’art de l’anticipation synthétique

La portée accordée à la séquence d’ouverture d’un film ne s’avère pas sous-estimée. Non seulement la première image se doit être une accroche, mais surtout elle englobe, anticipe et synthétise le reste du film. Elle constitue en effet une séquence matricielle qui installe subtilement les différents éléments de base, constituant le langage cinématographique, séléctionnés par le cinéaste pour son oeuvre.

Second film de Damien Chazelle, après Guy and Madeline on a Park Bench (2009), Whiplash a été considéré par la critique comme l’un des meilleurs films de l’année 2014. Respectivement interprété par Miles Teller et J.K. Simmons, le film dépeint la relation entre Andrew, un jeune batteur de jazz de dix-neuf ans qui vient de joindre le Shaffer Conservatory de New York, et Fetcher, enseignant exigent et chef d’orchestre connu pour ses méthodes peu académiques utilisées sous le prétexte de pousser ses élèves au-delà de leurs limites, adoptant violences verbale et physique.

La première scène du film s’avère être un parfait exemple de l’anticipation synthétique. C’est à dire qu’à travers les premières minutes, le réalisateur suggère la narration de l’entièreté du film, sinon de ses charpentes narrative et cinématographique.

L’ouverture de Whiplash, en gros plan sonore, anticipe l’image et met en perspective l’importance accordée par ce film au son. Le crescendo de coups de batteries rappelle une phrase prononcée à plusieurs reprises par Fletcher durant les répétitions : « Faster ! Louder ! Harder ! » . Il s’agit de la méthode pas très orthodoxe suivie par le chef d’orchestre pour entraîner ses musiciens en les poussant jusqu’à l’anéantissement. Ce battement ressemble aussi au rythme du film qui, parallèlement à la relation entre Fletcher et Andrew, ne fait qu’augmenter jusqu’à l’explosion de la scène finale. Sur le carton noir, apparaît le titre « Whiplash » ou, autrement dit, «coup de fouet », se liant indirectement à la violence de la musique. La complémentarité du son et de l’image prévoit ce que la batterie, l’augmentation du rythme et l’entraînement jusqu’à l’épuisement feront subir à Andrew dans le film: l’accident physique qui intervient plus tard ainsi que les blessures psychologiques causées par la tyrannie de Fletcher.

Le dernier coup de batterie avant un repos sonore de quelques secondes invite l’image à s’afficher sur l’écran. Un long couloir en perspective dont le point de fuite au centre de l’image rassemble le personnage principal du film et son but : un jeune batteur vêtu en blanc qui s’entraîne, rêvant de devenir un musicien professionnel. L’alternance entre quelques zones claires et quelques zones obscures dans le couloir, ainsi que l’ambiance verdâtre de l’image, créent un certain malaise qui instaure la lourde atmosphère du film et sa violence psychologique: le spectateur n’a pas l’impression de regarder un simple énième film gai sur la musique et les obstacles d’être musicien.

Après avoir arrangé quelques détails dans son set de batteries, Andrew ressaisit son rythme de jeu, et la caméra, fixe jusqu’ici, effectue un lent travelling in qui nous introduit pour la première fois au personnage. A la fin du mouvement, Andrew regarde dans la direction de la caméra et s’excuse, insinuant au spectateur la présence d’un deuxième personnage, encore inconnu, au regard duquel s’est marié le point de vue du spectateur à travers le travelling. La nature froide de ce plan lent, lourd et violent s’apparente ainsi au regard et à la psychologie de ce deuxième personnage, suggestion visuelle qui s’affirmera dans les secondes qui suivent.

Un homme en noir s’arrête devant la porte pour un instant avant de s’introduire dans la lumière pour révéler une anatomie dure et une voix non pas moins stricte. Le dialogue entre les deux personnages anticipe la relation qui suivra, avec différentes modifications, tout au long du film : un Fletcher sûr de lui qui pose les questions, donne les ordres, manipule son élève et ne lui laisse même pas le temps de répondre. En seulement quelques mots, la représentation du Pouvoir s’incarne à travers le personnage de Fletcher. La tonalité de la voix en dit plus que les phrases elles-mêmes sur le rapport de force.

Avant de donner à Andrew l’ordre de quelques combinaisons musicales à jouer, Fletcher enlève sa veste, un gimmik qui va se répéter tout au long du film, devenant synonyme de la prise en charge. Andrew s’approprie ce geste dans la scène finale quand il décide de s’égaliser, une fois et pour toute, avec son professeur. Après être sorti du plateau sur lequel il a été humilié par Fletcher, il enlève sa veste, geste de résolution et de prise en charge, et remonte sur scène pour montrer qu’il est un vrai musicien.

Le travelling in continue avec le jeu d’Andrew et finit sur une filée de caméra qui recadre la porte, après que la sortie soudaine de Fletcher soit annoncée au niveau sonore. A noter que la caméra filée est utilisée à la fin du film comme moyen d’égalisation entre les deux personnages losrqu’Andrew joue sa dernière composition. Le lien qui se crée plus tard, à travers ce mouvement qui empêche la coupure du montage, est anticipé dans cette séquence. La seule différence est que le lien n’est pas effectué puisque la caméra tombe sur un cadre vide : l’absence de Fletcher est encore plus redoutée que sa présence.

Fletcher entre de nouveau créant un faux espoir chez Andrew et une fausse consécution chez le spectateur puisqu’il prend sa veste et ressort. Ce système de fausses consécutions basé sur la manipulation continue tout au long de l’évolution de la relation psychologiquement sadomasochiste entre le professeur et son élève. Chazelle installe des éléments qu’il modèle à son aise. Dans la scène finale par exemple, alors qu’on s’attend avec Andrew à ce que l’orchestre joue le morceau Whiplash, comme le lui avait dit Fletcher au téléphone, ce dernier lui fait jouer un autre morceau pour l’humilier, summum d’une manipulation planifiée depuis le début.

La déception d’Andrew se matérialise dans le dernier plan de la scène d’installation, un plan emblématique qui le place au sein de la salle de répétition parmi d’autres instruments de musique dont un piano. Cet instrument sera associé par la suite au personnage de Fletcher : le seul moment où il est présenté en douceur est avec la fille de son ami qui a cinq ans et qui joue du piano ; plus loin dans le film après son licenciement de l’école, on le verra jouer du piano dans un bar. Chazelle utilise ainsi l’absence du personnage pour matérialiser en toute subtilité la confrontation Fletcher / Andrew qui n’a pas encore commencée.

Outre l’installation de l’importance de l’élément sonore qui concrétise la thématique du film, l’introduction des personnages et de leur psychologie, la séquence matricielle de Whiplash instaure les règles du jeu employées dans la totalité du film :

  1. Répétition nuancée de la musique (le choix de la batterie), de scènes quotidiennes et surtout du dialogue Andrew / Fletcher, qui installe l’évolution de leur relation ;
  2. Rythme musical, du montage, et surtout du rapport dominant/dominé, qui ne cesse d’augmenter en crescendo jusqu’à l’explosion ;
  3. Confrontation des deux personnages et installation d’un rapport de force qui à chaque fois est brisé par un personnage alors que l’autre essaie de s’égaliser (coupure et caméra filée).

Non seulement Chazelle installe en l’espace de quelques minutes la totalité de ses thématiques, ses personnages principaux, et l’atmosphère de son film ; mais aussi il érige les pions de son jeu et clarifie les règles cinématographiques qui les font évoluer. Whiplash remet en évidence la capacité du cinéma d’anticiper à travers l’image et le son ce que la narration tarde à édifier.

Patrick Tass.