A Touch of Sin (analyse)

A Touch of Sin

Le silence est d’or et le rouge est une couleur chaude

Le réalisateur Jia Zhangke, remarqué grâce à des œuvres aussi bien fictionnelles que documentaires telles que  Still Life (2006) ou I Wish I Knew (2010),  dévoile dans son cinéma la face cachée de la deuxième puissance économique mondiale ; celle de Monsieur et Madame-tout-le-monde au quotidien incertain. Il dépeint une société darwiniste où le bonheur se paye.

Jia Zhangke fait ainsi partie de la Sixième Génération, un groupement cinématographique né vers la fin des années 90 qui s’attaque prioritairement aux problèmes sociétaux de leurs concitoyens dans une modernité en perte de valeurs. Le cinéaste fait alors découvrir un autre cinéma chinois, voire, asiatique au spectateur, en apparence très loin des arts martiaux bien que le titre est un clin d’ œil à A Touch of Zen réalisé en 1971 par un grandmaster du genre : King Hu.

A Touch of Sin (Tian zhu ding en chinois) fonctionne d’après le schéma épisodique pour suivre respectivement quatre protagonistes : Dahai (Jiang Wu), un homme diplômé contraint de travailler dans des conditions et pour un salaire lamentable ; Zhou San (Baoqiang Wang), un saisonnier armé ; Xiao Yu (Tao Zhao) ; la maîtresse d’un homme indécis, Xiao Hui (Lanshan Luo), un jeune homme naïf.

Le destin de ces quatre personnes se frôle constamment sans impacter directement l’un sur l’autre. Pourtant, il y a un leitmotiv qui les relie. Celui-ci est de couleur rouge. Rouge sang. Ce ton est donné dès les premières minutes du film et resurgit tout au long comme des pulsations dans un décor grisâtre. Très vite, les hauteurs montagnardes légèrement enneigées sont tâchés de sang dans un geste de légitime défense brutal. Sachant qu’en Chine le blanc est la couleur du deuil, le choix de mise en scène puise vraisemblablement ses racines dans le parcours antérieur du cinéaste, diplômé de l’Académie des Beaux-Arts de Taiyuan. Fruits, lampes ou feux d’artifice comme vêtements apportent régulièrement des notes rouges. Lorsque le sang entache le paysage, le spectateur s’interroge si finalement ces gouttes chromatiques n’étaient pas annonciatrices et synonymes de la responsabilité ou de la part de crime qui se répartissent sur le chemin de chacun.

Mais il n’y a pas que les décors qui se présentent sous des teintes a priori incolores. Les caractères convergent dans la représentation d’un monde qui n’est ni noir ni blanc mais gris, et où personne n’est entièrement bon ou méchant. Afin de briser ce voile gris qui les paralyse, de prendre parti, ceux-ci sont contraints de faire couler le jus humain, comme lorsque Xiao Yu se défend contre son agresseur. Il ne faut donc pas se limiter à l’association évidente de la couleur rouge sang-violence, mais plutôt l’interpréter comme une revendication à la vie, au bonheur ; un ancien dicton chinois proclamant que « la vie de quelqu’un se développe et prospère à l’image d’une flamme rouge ».

De manière générale, le cinéaste aime procéder par symboles récurrents : pomme, animal, chansons, pièces de théâtres sont des accessoires à valeur narrative tout comme la couleur. Ainsi, Jia Zhangke se contente souvent de planter les personnages dans leur décor, de donner la situation et de laisser la parole aux images. Celles-ci parlent à la place de ses personnages muets la plupart du temps mais dont l’aura puissante touche au plus profond. Nul besoin d’explicatifs dès lors pour comprendre le désespoir d’une femme abandonnée et abusée.

Aux doux moments de mélancolie succèdent des scènes très violentes où l’Homme redevient alors bestial, retourne à ses instincts primaires vers une sorte de mécanisme d’auto-défense. Cela explique que l’Animal soit omniprésent dans le film : vivant, agonisant, mort, sauvage, en captivité ou brodé.

Par la proximité Homme-Animal, Jia Zhangke s’ancre simultanément dans la tradition. Les astres chinois dépeignent les actions du serpent comme guidés par l’instinct et les sentiments à l’image du trajet de Xiao Yu. Dès lors, l’Animal devient un double personnalisé jusqu’à déterminer le comportement en cas d’attaque. Ainsi, Jia Zhangke ne rend pas uniquement hommage au genre du Kung Fu par le titre, mais s’en inspire véritablement dans la stylisation du combat pour la survie de ces personnages. Xiao Yu se dévoile rapide, précise et inattendue tel un serpent, et Dahai brutal et frontal à la façon du Tigre trônant sur son drapeau de fortune. Poussés dans leurs retranchements, il n’est pas étonnant que les protagonistes se muent en justiciers pour leur propre cause. Dans cette nouvelle Chine, les innocents deviennent des coupables excusables.

Pour le spectateur occidental, la valeur métaphorique des voyages est sans doute la plus évidente, mais peut-être aussi la plus discrète. Trains, gares, bus, autoroutes et autres représentent bien plus que de simples moyens de transport. En plus de figurer la distance réelle et émotionnelle que séparent les personnages, ils représentent le voyage initiatique que doivent effectuer ces derniers. Plus globalement, ils sont synonymes de la vaine tentative de trouver le Paradis ailleurs.

Récurrence d’objets et couleur fusionnent dans l’utilisation d’un accessoire en particulier : la pomme. Les couteaux n’étant pas autorisés dans les gares, l’agent conseille au mari infidèle de manger la pomme sans l’éplucher. Hormis le fait que sa maîtresse confère un autre usage à cet outil par la suite, le fruit devient la métaphore de toute la liaison. Croquer ou non la pomme à pleines dents renvoie non seulement à concevoir les choses dans leur totalité, à accepter les bons comme les mauvais côtés mais conduit d’après la symbolique chinoise à la sagesse et la paix éternelle. Zhou San, en  épluchant les pommes en compagnie de ses proches, semble bannir cette quiétude de sa vie mortelle et vouloir retarder la prise de conscience à l’Au-delà. Le peu de conviction avec lequel ce jeune père de famille implore les Dieux suscite toutefois le sentiment qu’il les estime dépassés par les évènements.

En ce sens, la morale traditionnelle que confère le théâtre chinois classique à chaque épisode et pour ponctuer, voire fusionner les récits à la fin résonne ironiquement. Suivant le chant, l’Homme est contraint d’accepter sa condition, son impuissance face au destin. Or ce monde d’antan et ses principes, symbolisés ici par la pièce,  paraissent ne plus répondre, à la situation et aux besoins actuels.

Par un amour du détail qui puise ses racines dans l’Ancien pour l’actualiser, Jia Zhangke ne pose pas seulement le constat d’un système dépassé, mais l’urgence de le reformuler.

Mara Kupka