Le Salaire de la Peur (analyse)

Le Salaire de la Peur

Le rythme syncopé d’un convoi vers la mort

Mario : « Le pognon faudra le gagner, faudrait jouer avec les pédales. C’est pour ça que t’es payé. »

Jo : « Tu crois que t’es payé pour conduire un camion ? pauvre môme ! T’es payé pour avoir peur ! T’as pas compris, c’est ça la division du travail. Toi tu conduis, puis moi, j’crève de peur ! Crois-moi, t’as la meilleure place. »

Si Clouzot insiste tant sur la « peur » dans son film au titre explicite : Le Salaire de la Peur (1952) c’est parce qu’il dépeint en deux parties ce que la condition humaine impose aux personnages. Des hommes, Mario (Yves Montand), Jo (Charles Venel), Bimba (Peter Van Eyck) et Luigi (Folco Lulli), exilés au Venezuela, sans argent et prêts à tout pour renflouer leurs poches, au point d’accepter un boulot dangereux de conducteurs de camion rempli de produits extrêmement explosifs qu’il faut convoyer sur des routes sinueuses et très endommagées. Ce travail, c’est le « salaire » tant espéré afin de quitter la misère de leur lieu de vie. Un espace contextuel que Clouzot prend le temps d’exposer tout au long de la première moitié du film. Enfermés dans cette condition de vie précaire, l’argent apparaît comme un miracle. La « peur » intervient dans la seconde moitié du film. Elle domine les personnages, leurs gestes, leurs relations et leur survie. Clouzot propose une épopée tragique dessinée en road movie, avec ses actions, ses peurs et ses réussites.

La première moitié du film, qualifiée de prologue malgré sa durée de presque une heure, expose longuement les conditions de vie des personnages. Un environnement désargenté dans lequel coexistent les exilés que sont les personnages principaux, les Américains présents pour exploiter le pétrole via une compagnie implantée dans la région, et les indigènes devenus un détail parmi le paysage.

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Si Clouzot s’attarde sur tous ces détails, c’est dans un souci d’authenticité. Il cherche à saisir le réel, de manière quasi documentaire. Il propose dans un premier temps d’établir les relations entre les différents personnages, principalement érigées autour de Mario. Sa relation dominante avec Linda dont il profite ; sa relation à caractère homosexuel latent avec Luigi ; et sa relation nouvelle et d’admiration avec Jo fraîchement arrivé au pays. Dans un second temps, Clouzot dépeint l’atmosphère particulière du contexte dans lequel vivent les personnages. En arrière-plan, le cinéaste affiche le mécontentement général et la manifestation des habitants du Venezuela exploités et mis en danger par la compagnie pétrolière américaine SOC (Southern Oil Company) qui les engage (fig. 1). Il présente aussi les autochtones indifférents, non concernés, face aux puits de pétrole en feu alors que la compagnie SOC est dans tous ses états (fig. 2). Il les décrit encore comme crédules face au monde qui les entoure, par exemple lorsque les enfants jouent avec l’eau dispersée par une charrette et qu’un des exilés exprime son envie de retrouver cet état naïf de l’enfance et du jeu. Le film est un constat, une peinture tangible d’un paysage magnifique, mais aride, d’un monde pauvre, avec toutefois quelques notes d’espoirs. Ou encore, un schéma réaliste des relations humaines. Celles de la manipulation, de la domination et du profit, mis en place par l’homme.

Ce prologue est finalement une longue mise en contexte nécessaire au propos du film. Il situe précisément l’histoire dans un climat conjoncturel dont différents facteurs sont les causes de l’enrôlement des personnages pour le « convoi de la peur ». Clouzot exprime un besoin d’inscrire les circonstances précises des personnages et de leurs relations complexes. Ce qui détermine au préalable le fil de l’action à venir dans la seconde moitié du film. Un récit construit de manière à ce que le spectateur puisse mieux anticiper ou être surpris par les personnages et leurs actes une fois face au danger qui les guettent. Un réalisme documentaire dans le traitement de l’image qui ajoute une authenticité au propos du film.

Une fois à bord de leur convoi exceptionnel, c’est la peur qui vient dominer les personnages. Ils doivent en effet consciencieusement transporter de la nitroglycérine d’un bout à l’autre du Venezuela afin de remplir leur mission et de s’en sortir indemnes. S’il s’agit d’éviter des obstacles tels qu’un rocher, un tournant étroit, une route en piteux état, ce ne sont que des bagatelles face à l’angoisse qui se dégage du transport de l’explosif. À tout moment, au moindre choc, tout peut exploser. Si l’anxiété préoccupe les personnages par l’irruption brutale de multiples obstacles, il est plus précis de dire que c’est le suspense qui parcourt les personnages et le spectateur. Car outre la peur d’exploser (ou de voir exploser les protagonistes) et de ne pas arriver au terme du voyage, c’est plutôt la probabilité d’un dénouement et d’une attente ambiguë quant au sort des personnages qui transparaît. Nous les savons condamnées… ou peut-être pas ? Cette angoisse qui se manifeste physiquement chez les personnages orchestre véritablement le film comme une aventure haletante. La caméra de Clouzot se rapproche au plus près de ceux-ci pour les montrer suer, transpirer, jurer, se salir, faire des efforts, dans leur volonté de survivre ou, selon, dans leur peur de mourir à tout moment sans jamais connaître la date exécutoire. Les gros plans soulignent autant le danger que la peur des personnages. Le film propose un véritable suspense, c’est à dire une attente anxieuse, que certaines surprises viennent tout de même ponctuer comme lorsque le camion de Bimba et Luigi explose, nous sommes surpris et non pas angoissés, mais cela participe à l’atmopshère du film. Car, la peur c’est de savoir qu’il y a ambiguïté, puis d’attendre et vivre avec les personnages, dans l’oppression, une aventure risquée. A l’image de Jo qui meurt de peur assis à la place du passager tandis que Mario conduit le camion. Une peur qui s’exprime par le manque de contrôle sur le véhicule et l’incertitude de survivre au périple. (voir citation).

Le rythme du film accentue également le caractère stressant du récit. Clouzot opte pour un montage similaire à celui du cinéma américain des années 1930, qui contraste fortement avec la partie plus documentaire du début. Mais une fois le convoi de la peur lancé, plus rien ne semble pouvoir l’arrêter.

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Chaque plan est construit de manière à couper le souffle et avec un rythme inhérent assez lent. Le spectateur, à l’instar du personnage, observe longuement et en arrêt complet, presque syncopé, l’image que lui offre le film. Les gros plans qui suivent le mouvement de cette fameuse roue du camion qui doit manœuvrer, soit sur une passerelle en bois prête à s’écrouler et au plus près du ravin (fig. 3), soit dans un bain de pétrole à traverser et à la profondeur indéterminée (fig. 4), stupéfient au plus haut point. Durant ces plans rapprochés au plus près du camion qui avance très doucement, le cœur s’arrête de battre pour mieux observer longuement l’ambiguïté de la situation : le camion passe-t-il ou non ? C’est aussi le montage plan par plan de chacune des images, des mouvements, des discussions qui maintiennent le spectateur en alerte permanente. Et lorsque la pression redescend, Clouzot en profite pour nous rappeler que la vie n’est pas un long fleuve tranquille, mais que la route est jonchée d’obstacles, physiques et relationnels, à franchir pour survivre. Clouzot alterne donc entre des zones calmes et des zones d’extrême angoisse. Dans ces zones calmes, il permet à ses personnages d’épancher leurs soucis. Il les soumet aux contraintes des relations dans un environnement hostile et dans une sempiternelle tension. Les uns et les autres se révèlent alors au grand jour.

L’utilité du long prologue prend enfin sens quand on sait que Jo se présentait comme un gangster dominant alors qu’il s’avère être un éternel trouillard une fois assis sur le siège passager du camion. Elle est aussi significative dans la relation entre Luigi et Mario, ce dernier ayant trahi le premier, leur amitié retrouvée prend finalement le dessus sur la dispute. C’est surtout dans le personnage de Mario que l’on découvre un homme borné, exaspéré, avec la volonté d’en finir au plus vite, un état d’esprit que rien ne laissait présager au début du film. La particularité des personnages de Clouzot c’est qu’ils sont complexes. Il n’y a ni héros ni antagoniste. Chaque personnage est parfait et abominable à la fois. Ils sont autant égoïstes qu’altruistes. Ce sont des hommes. Ils sont tous soumis à la même gravité des événements, celle de la peur qui conduit à la mort pour un modeste salaire synonyme d’une liberté rêvée. Un voyage en aller simple, sans retour.

Finalement, Clouzot s’amuse à alterner les contrastes entre les personnages, les aventures avec des obstacles et des franchissements d’étapes réussis, qui présentent un caractère psychologique de l’état de la condition humaine autour de l’idée de l’argent et de ce que l’aspect financier détermine dans une situation sociale donnée (exploitation pétrolière, misère, prise de risque, mort). Le « salaire de la peur », traduit une épopée tragique qui convoie chacun des personnages, malgré leurs illusions et leurs peurs, vers une destinée finale commune : la mort. A la fois un prologue déterminant dans la compréhension des agissements des personnages vis-à-vis de leur contexte et une aventure comblée d’actions que le montage alterné, les gros plans, les dialogues viennent renforcer. Un film au constat fataliste, à la fois authentique et fictionnel.

Bertrand Willems