Frankenstein (analyse)

Frankenstein

La transgression cinématographique

« This is one of the strangest tales ever told. It deals with the two great mysteries of creation: life and death.»

Le bestiaire cinématographique n’a cessé de s’enrichir au fil du temps, depuis la naissance du cinéma (Le Monstre, G. Méliès, 1903) jusqu’à nos jours. Les monstres, représentés aussi bien dans la littérature que dans les arts plastiques, occupent une place importante dans le cinéma. Issus de la mythologie, de la littérature, de l’imaginaire des cinéastes ou d’après des faits réels, ils représentent « toute la dégradation morphologique, de la laideur exagérée, il est la victime de son physique et du regard des autres qui jugent et condamnent ses apparences en folies » (Alain Mitjaille, « Le Monstre », 1972). Ils représentent aussi tout un potentiel transgressif en incarnant les folies, les peurs et les inquiétudes de la société à une époque donnée.

Frankenstein (1931) est devenu l’incarnation mythique de l’épouvante grâce à James Whale qui fit une adaptation, d’après la pièce de théâtre de Peggy Webling, du roman éponyme de Mary Shelley (1818). Considéré comme un film d’horreur, produit par Universal dans la foulée des films du genre, la frontière avec le fantastique n’en demeure pas moins ténue. L’horreur, dans les années 1930 se décline sur une dimension fantastique qui évoluera plus tard vers une perspective davantage ancrée dans la réalité (notamment avec Peeping Tom (1960) de Michael Powell, et de Psychose de Hitchcock sorti la même année).

Pour le spectateur d’aujourd’hui, l’horreur dans Frankenstein réside davantage dans son contenu philosophique que dans sa mise en scène ou que dans l’apparition du monstre. Le spectateur est prévenu, dès le début liminaire du film, de l’étrangeté de l’histoire mais surtout que « It deals with the two great mysteries of creation: life and death. » A l’instar de Peeping Tom qui pose, au fond, la question de la pulsion scopique et du voyeurisme dans une sorte de démarche métafilmique qui problématise le rapport entre personnages et intrigue, caméra, cinéaste et spectateur, Frankenstein établit un rapport entre les questions relatives à la vie et à la mort et à la création artistique notamment. Whale prend le parti pris audacieux de mettre à contribution la grammaire cinématographique au bénéfice de la transgression, voire du tabou que représente le thème du retour des morts dans le monde des vivants, mais aussi du défi du pouvoir absolu de dieu à travers le rôle démiurgique que prétend assumer le personnage principal du film, c’est à dire le Dr Frankenstein.

Le sens que prennent les lents panoramiques de la première scène du film, lors de l’enterrement (de gauche à droite, c’est à dire de la vie vers la mort), suivie immédiatement par celle qui dévoile, de droite à gauche (de la mort vers la vie) le Dr Frankenstein et son acolyte Fritz embusqués derrière les buissons attendant le moment pour déterrer le mort, témoignent de la capacité du montage et du langage cinématographique à exprimer le contenu de l’histoire mais aussi son propos philosophique.

De même, les plongées et contreplongées, particulièrement présentes dans les espaces autour et à l’intérieur du vieux moulin, contribuent non seulement à la distorsion des perspectives propres de l’esthétique expressionniste adoptée par Whale, mais aussi à faire sentir la présence du démiurge, si pas de dieu lui-même. L’omniscience du point de vue laisse entrevoir la présence du réalisateur, lui-même créateur de ses propres créatures, à l’instar du Dr Frankenstein à l’égard du monstre.

Les stratégies cinématographiques employées par Whale rappellent le cinéma muet des premiers temps qui, à ses débuts, était considéré comme une attraction, comme une curiosité. Le cinéma des origines était habituellement présenté dans l’espace forain car objet spectaculaire, d’attraction et de monstration. Le pré-générique met en scène une sorte de M. Loyal qui surgit d’entre les rideaux de la scène et s’adresse aux spectateurs sur le ton de l’avertissement pour prévenir de la thématique étrange et transgressive de l’histoire du film, ainsi que de son potentiel terrifiant. Cette note d’anticipation est destinée à mettre l’eau à la bouche du spectateur et joue sur ses pulsions de voyeur d’autant plus attiré qu’il est prévenu de l’horreur qui risque de mettre sa sensibilité à l’épreuve. Le film se présente comme une histoire racontée au passé (un long flash back) et s’articule sur la gestion d’un suspens qui révèle par petites doses, tout le long de la première partie du film, de nombreux indices structurant l’attente terrifique de l’apparition du monstre. Celui-ci apparaît visuellement à la moitié du film. Il entre en scène de dos. Lorsqu’il se retourne, une série de plans de plus en plus rapprochés dévoileront le visage terrifiant de la créature, créant ainsi une dynamique dramatique dont le but est de provoquer la peur et/ou la répulsion promise dès le début du film. Le monstre dans Frankenstein est tout entier puissamment spectaculaire par l’incroyable maquillage effectué par Jacques Pierce (ce visage balafré, rectangulaire, traversé de boulons restera par la suite la référence en matière de représentation du monstre), et monstratif par la performance réussie de Boris Karloff, qui en fait un personnage incontrôlable et agressif à la gestuelle maladroite, propre des êtres (re)naissants, mais quasi muet (il ne proférera que quelques gémissements).

A la question de la création dans toute son étendue philosophique et religieuse et à la mise en garde des dangers des ambitions prométhéennes, en dépit des bonnes intentions de sauver le monde, s’ajoute le thème du regard et du rapport regardant-regardé à travers la thématique du monstre. Le monstre n’est monstre que par le regard d’autrui. Etant celui que l’on montre et que l’on exhibe notamment dans les fêtes foraines, l’utilisation des codes du cinéma des premiers temps comme stratégie pour déclencher la pulsion voyeuriste du spectateur, est particulièrement efficace.

La pulsion scopique est amenée à son paroxysme dans la scène du meurtre de la petite Mary. S’étant échappé du vieux moulin où est installé le laboratoire secret du Dr Frankenstein, la créature apparaît près d’un lac où il fait la rencontre de Mary, laissée un instant seule par son père parti travailler. La gamine ne paraît nullement effrayée par le monstre. Elle se propose même de lui apprendre à jouer à jeter des fleurs dans le lac. C’est la première relation authentique et pacifique du monstre avec un être humain, et donc sa première socialisation.

La dualité du monstre, poussé par des impulsions agressives et haineuses à l’encontre des êtres humains mais également capable de cette naïveté et regard fasciné propres de l’enfance, se construit et se révèle à travers la relation avec la petite fille. Jusque-là absente, cette dualité fait de la créature un personnage plus complexe suscitant d’autant plus l’incompréhension et l’indignation dans le chef du spectateur vis-à-vis du geste meurtrier à l’égard de la gamine, que celle-ci était innocente et ne lui voulait que du bien. D’ailleurs il la pousse dans le lac davantage par ignorance que par véritable méchanceté.

Cette scène, décisive pour la suite du film car elle confirme le tort du Dr Frankenstein à vouloir défier dieu, exprime le caractère transgressif du cinéma de Whale qui n’hésite pas à choquer l’opinion publique en mettant en scène non seulement le meurtre d’un enfant par la folie démesurée d’un homme (le Dr Frankenstein) mais la met également mal à l’aise parce que la complexité de la personnalité du monstre empêche d’en faire un véritable méchant. Ce sont les images et le langage cinématographique qui se chargent de donner à voir cet événement dont seuls les spectateurs sont témoins. La construction de la scène s’articule sur une alternance de plans rapprochés des visages de Mary et du monstre – à la manière d’un champ-contrechamp – et de gros plans sur les fleurs jetées dans le lac, exprimant toute la nuance des expressions et des intentions des personnages. Lorsque le monstre prend Mary dans ses bras, le spectateur est sur le point de prendre parti pour ce dernier, capable finalement d’humanité. Cependant, cette croyance est mise à mal et bascule au moment même où le monstre jette la petite fille dans le lac et que celle-ci se noie, provoquant de cette manière un malaise et une révolte sans retour qui justifieront sa chasse et sa mise à mort.

S’emparant de manière magistrale des codes du cinéma des premiers temps et du courant expressionniste, Whale parvient à offrir au spectateur un film transgressif tant par le sujet abordé que par l’esthétique cinématographique mise en place. Au delà de l’intrigue, la terreur se produit par la prise de conscience des dangers de la manipulation de la création et, partant, de la création artistique. Celle-ci est d’autant plus menaçante qu’elle révèle les zones grises de questions essentielles telles la transgression d’interdits fondamentaux comme la manipulation de la vie et de la mort par l’homme, mettant en avant par la même occasion l’aptitude du cinéma à jouer ce jeu-là (création cinématographique, manipulation du spectateur, etc.). Ce parti pris valu à Whale et à son film une critique de la censure lui reprochant son contenu blasphématoire. On ne badine pas avec dieu ni avec la création, même au cinéma.

Cayetana Carrión