Irma Vep (analyse)

Irma Vep

Se réapproprier le cinéma

Irma Vep, réalisé par Olivier Assayas en 1995, se centre sur le tournage d’un autre film, un remake du film-feuilleton de Louis Feuillade sorti en 1915, Les Vampires. Très vite, le projet semble être voué à l’échec. Mené par René Vidal, un réalisateur en perte de vitesse et prompt aux sautes d’humeur, la production est chaotique, vivace, mais dévorée par les tensions, les egos surdimensionnés et les malentendus. Plus encore, l’entreprise semble étouffée sous le poids de son modèle, figée dans une époque qui ne lui appartient pas et vaine dans son ambition. Personne ne semble vraiment y croire. Très justement, la question la plus souvent posée au cours du film, de manière explicite ou implicite, est la suivante : ça sert à quoi, aujourd’hui, de refaire Les Vampires?

Pourquoi tenter de faire ce qui a déjà été fait ? Quel intérêt d’évoquer le passé ? Par sa nature, le film d’Assayas pourrait être soumis aux mêmes questionnements. Hanté par le passé, Irma Vep mélange les genres, du muet au kung-fu en passant par le cinéma engagé. Assayas multiplie les citations, les références, puisant sans restrictions dans l’histoire du cinéma, empruntant acteurs, codes et répliques à ses contemporains (Batman Returns de Tim Burton, 1992) comme à la génération qui le précède (la Nouvelle Vague). C’est un film qui parle d’un certain état du cinéma français et l’exprime au travers d’un mélange varié d’influences.

René Vidal et Olivier Assayas ne sont pas les seuls réalisateurs, fictionnels ou réels, à piocher dans l’histoire du cinéma. Les exemples d’auteurs animés d’une même volonté sont nombreux, particulièrement dans le cinéma américain : Quentin Tarantino, Paul Thomas-Anderson ou encore les frères Coen sont quelques noms qui viennent à l’esprit.  Que font  ces cinéastes qui ressassent le passé ? Quel est l’intérêt de leur démarche ? La réponse est assez simple : ils apportent quelque chose de nouveau. Ils ne reproduisent pas le cinéma du passé uniquement par admiration pour leurs prédécesseurs, mais afin d’exprimer quelque chose d’original à travers celui-ci et sur celui-ci.

Irma Vep procède d’ambitions similaires. Libéré de contraintes, filmé à l’épaule en l’espace de trois semaines, le film évoque formellement la Nouvelle Vague tout en multipliant les citations indirectes. Le choix de Jean-Pierre Léaud dans le rôle du réalisateur n’est pas anodin : acteur emblématique de la Nouvelle Vague, il nous renvoie à La Nuit Américaine (1974) de François Truffaut, centré également sur le tournage chaotique d’un film. Le film rappelle aussi un autre film sur le cinéma, Le Mépris (1963) de Jean-Luc Godard, avec ses personnages qui ne comprennent pas la langue de l’autre. Au travers d’extraits, il cite des films français engagés des années 60 ou des films de kung-fu. Ce qui fait la richesse de ses références, c’est qu’elles n’existent pas uniquement pour elle-même, elles participent à l’expression artistique d’Assayas, à son propos et à sa réappropriation du patrimoine cinématographique. Si le film est tourné à l’épaule, ce n’est pas simplement pour faire comme la Nouvelle Vague, mais afin d’insister sur le chaos qui règne sur le tournage. Ces citations sont toujours envisagées dans un questionnement plus large sur l’état du cinéma français. Formellement hybride, Irma Vep évoque sans cesse le passé, mais garde son modernisme par son mouvement de réflexion sur le cinéma du passé, du présent et du futur. Il déconstruit les genres, non pas pour en critiquer le contenu, mais pour le questionner : quelle place le film de kung-fu peut-il avoir le cinéma français? À quel point la nationalité d’un film est-elle liée à son identité?

Ce mouvement de réactualisation on le retrouve aussi dans la bande sonore : ce n’est pas la version originale de Bonnie & Clyde de Serge Gainsbourg qui peut être entendue, mais une reprise du groupe anglophone Luna. L’ambition, dans la musique comme dans le film, n’est pas de se placer au-dessus ou en opposition au modèle, mais de se l’approprier afin de le réactualiser ou de l’envisager d’une autre manière.

La dernière séquence du film affirme avec amour la capacité du cinéma à se renouveler. Contre toute attente, malgré le chaos, malgré sa propre personnalité, René Vidal a produit quelque chose de moderne et d’inattendu. La pellicule est griffée, parcourue de sigles, de symboles et de traits évoquant les expérimentations de Stan Brakhage ou de Norman McLaren avec le grattage de pellicule. L’intérêt de son film et de ses qualités peut être débattu, mais la séquence nous laisse envisager la possibilité d’un cinéma qui s’affirme par son modernisme, par sa valeur ajoutée. Le geste de Vidal n’est pas gratuit, il réinvente et propose quelque chose de nouveau.  Il ne s’agit pas de brûler les idoles, mais plutôt de leur rendre hommage en se les réappropriant, en donnant une nouvelle signification à leurs images, codes ou thématiques. Comme l’a dit Picasso : « les bons artistes copient, les grands artistes volent. »

À travers cette fin, Assayas nous propose la possibilité d’un cinéma qui garderait un regard sur le passé sans se faire limiter par celui-ci, toujours à la recherche de nouvelles possibilités.

Adrien Corbeel

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