Analyse comparative: Le Cabinet du Dr Caligari et Enemy

Le thème du double comme vecteur d’un état sociétal

Dans le cadre de cette analyse comparative, je vous propose de découvrir (ou redécouvrir) le fameux Cabinet du Docteur Caligari ! On sait que les vieux films, ce n’est pas le dada de tout le monde… C’est pour cela que je vous propose une analyse précise sur le thème du double à travers ce film allemand des années 20 et le film Enemy du notable Denis Villeneuve (qui a récemment réalisé Blade Runner 2049).

Das_Cabinet_des_Dr._CaligariLe Cabinet du Docteur Caligari est sorti en Allemagne en 1920. C’est une période de crise pour le pays aux lendemains de la Première Guerre mondiale : le climat est austère, et le contexte politique et social est très troublé[1]. Le courant de expressionnisme allemand prend racine durant l’entre-deux-guerres et se diffuse dans tous les arts : littérature, peinture, cinéma, etc. Le Cabinet du Docteur Caligari ouvre la voie à expressionnisme dans le septième art[2]. L’aspect fantastique et mystique qu’il revêt convainc le public dans ce contexte désillusionné. Tout le décor du film a été construit exclusivement pour ce tournage, c’est d’ailleurs l’un des rares films à être totalement expressionniste ! L’intrigue se déroule à travers le récit qu’en fait Franz qui, assis sur un banc, raconte ce qui s’est passé durant une fête foraine. Il est allé voir avec son ami Alan un spectacle de somnambulisme présenté par un certain Docteur Caligari. Le somnambule a annoncé la mort prochaine d’Alan et celui-ci est mort brusquement la nuit qui suit. Dès lors, l’inquiétude s’installe car les crimes s’enchaînent dans le village. Franz soupçonne de plus en plus Caligari et son somnambule Cesare. Persuadé que Caligari s’est échappé d’un hôpital psychiatrique, il se rend à l’asile. Là, il découvre que le directeur n’est autre que ce fameux Caligari. Retour à Franz sur son banc où l’on découvre alors le récit « réel », du point de vue du narrateur-réalisateur : on comprend que Franz est en fait lui-même un patient de cet asile et qu’il assimile son « bourreau », le directeur de l’enseigne, à un homme maléfique du nom de Caligari.

 

220px-Enemy_posterEnemy est sorti quant à lui au Canada en 2013. C’est un film inspiré de la nouvelle de José Saramago intitulée L’autre comme moi (2002), adaptée au cinéma par le réalisateur Denis Villeneuve. Il a été tourné dans la ville de Toronto avec un petit budget car c’est un film indépendant. Le film nous présente le personnage d’Adam Bell, professeur d’Histoire, qui semble vivre un quotidien des plus banals et des plus ennuyeux également. Un jour, pour se  changer les idées, il regarde une comédie dans laquelle il découvre que l’un des personnages est son parfait sosie. À partir ce moment-là, Adam n’a qu’une idée en tête : retrouver cet homme. Ce dernier s’avère être un acteur du nom de Daniel St. Claire. Il parvient à obtenir un rendez-vous avec lui où il s’avère effectivement qu’ils sont identiques. Un jour, ils décident de s’échanger leurs conjointes durant une journée pour être quittes car Adam a été trop intrusif dans la vie de Daniel. Durant cet épisode, Daniel meurt dans un accident de voiture avec la maitresse d’Adam alors que celui-ci retrouve la supposée femme enceinte de l’acteur.

 

 

Entre rêve et réalité…

Caligari nous présente la folie du personnage de Franz. Une grande partie du film se présente dans le récit encadré du protagoniste qui est un flashback nous exprimant sa vision de l’histoire avec Caligari. À la fin du film, on revient au récit principal où la narration déléguée au narrateur omniscient nous montre un autre point de vue : c’est en réalité Franz qui est dans un asile et est atteint de folie. Le film réfléchit donc à la condition psychiatrique.

Le processus cognitif d’Enemy est beaucoup plus complexe. Lorsqu’Adam Bell découvre son double dans la comédie qu’il regarde, on entre dans une dimension fantastique. En effet, le propre du fantastique consiste en l’arrivée d’un élément surnaturel dans le quotidien qui perturbe l’ordre des choses et trouble le protagoniste. À partir de ce moment-là, le spectateur est perdu car il ne fait plus la différence entre le croire et le savoir : qu’est-ce qui est réel et ne l’est pas ? Quelle interprétation donner ?

On voit qu’après le coup de téléphone de la mère d’Adam en début de film, un intertitre apparait : « Chaos is order yet undeciphered » (« Le chaos est un ordre à déchiffrer »). En effet, le spectateur est sollicité jusqu’au bout à trouver une explication plausible et mettre en relation les scènes de vie des deux personnages masculins.

Dans Caligari, bien que l’on conclue à l’hypothèse de la folie de Franz, le personnage du directeur pose un geste ambigu en remettant ses lunettes. Cela rappelle la figure du Caligari maléfique qui porte des lunettes durant tout le récit de Franz et rappelle cette idée de masque, de déguisement pour cacher une face de sa personnalité. Franz est un personnage qui se sent oppressé socialement par ce psychiatre et cet asile ; il symbolise la dépression latente en Allemagne à cette époque. Siegfried Kracauer qualifie le film de « reflet direct de la mentalité populaire »[3]. On a le même cas avec le protagoniste d’Enemy qui se sent lui oppressé par la contrainte sociale du mariage et de son devoir de fidélité et de sérieux dans sa vie professionnelle.

Dans Enemy, quelle que soit l’interprétation que l’on donne à ce double (schizophrénie, symbole d’un moi refoulé, etc.), il reste des éléments flous. L’hypothèse de la schizophrénie est la plus plausible, relayée alors par un montage alterné entre des scènes réelles et des scènes imaginées par Adam Bell. Le protagoniste serait bel et bien un professeur d’Histoire dont la femme (Helen) est enceinte. Cette hypothèse tient car à la fin, lors du soi-disant échange de compagnes, Helen demande à Adam si sa journée en cours s’est bien passée. Il a certainement été infidèle autrefois et se faisait appeler Daniel St. Claire par ses conquêtes. L’hypothèse de la maitresse tient aussi la route car Mary se rhabille juste après la première scène où on la voit faire l’amour avec Adam Bell. Elle sort du champ et on entend la porte claquer. La fois d’après, ils s’embrassent dans le lit et on entend à nouveau la porte pendant que la caméra filme Adam dans le lit. Il se sent probablement privé de liberté à cause de son mariage. On voit par ailleurs qu’il insiste sur le terme de « contrôle » dans le cours qu’il dispense à l’université. L’autre personnage, le double maléfique d’Adam, serait un autre lui imaginé. Ce dernier accomplit toutes les pulsions et désirs profonds d’Adam car il est acteur et il a déjà trompé sa femme.

Dans la scène de la rencontre des doubles, Adam Bell arrive dans la chambre d’hôtel et se place devant la fenêtre lumineuse, alors que Daniel St. Claire restera à moitié caché derrière la porte, côté sombre, puis arrivera depuis la profondeur pour se diriger vers Adam Bell. Ce dernier aura un mouvement de recul lorsque son double maléfique s’approche. L’opposition lumière-ombre rappelle l’opposition bon-mauvais et permet de créer un contraste entre les deux parts du personnage.

 

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Symboliquement, l’accident de voiture imaginé par Adam Bell de Daniel et de sa maitresse est une manière de tuer son double, de mettre un terme à ses désirs interdits. D’ailleurs dans l’hypothèse du doppelgänger, le romantisme allemand associe la vision du double à la mort imminente « de celui qui se voit ». Il est étonnant de voir qu’ici Adam ne meurt pas mais on suggère la disparition de son double dans l’accident : c’est une manière pour lui de retrouver son unité. On sait d’ailleurs que le montage organique proposé par Griffith suppose que toutes les actions convergent pour retrouver une unité[4].

Après avoir appris l’accident de voiture par la radio, Adam ouvre une enveloppe contenant une clef sur laquelle il est inscrit « unica ». On fait l’hypothèse de la disparition de son double et de sa volonté de retrouver son intégrité, de ne plus être infidèle à sa femme. Ce double, dans ses pulsions qui sont finalement propres à Adam, mettait en péril son équilibre de vie[5]. Pourtant, quand Adam retourne dans la chambre, sa femme, transformée en araignée, prend peur.

La clef, bien qu’elle soit « unique »est une clef qui ouvre la porte à un lieu assez énigmatique dévoilé au début du film : celui du désir de l’autre. Sa femme se transforme en araignée géante car c’est ainsi que Adam se représente son épouse mais cette dernière prend peur car elle ne veut pas qu’il recommence ses infidélités.

Dans le cas où Adam serait schizophrène, il reste une scène difficilement explicable : la rencontre entre la femme enceinte et Adam Bell. Elle ne semble pas reconnaitre cet homme qui est censé être son mari. On peut supposer qu’elle est venue le voir à son travail mais que celui-ci ne l’a pas reconnue, étant complètement troublé par son dérèglement mental. D’ailleurs, aussitôt leur rencontre achevée, Helen appelle Daniel qui ne décroche qu’une fois Adam sorti du champ ; cela peut donc prouver que les deux hommes sont une seule et même personne. Les seules scènes où Adam et Daniel se rencontrent, ce sont des scènes où ils sont juste à deux, à l’intérieur (scène de l’hôtel + scène dans l’appartement d’Adam). Cela justifie le fait que tout se passe dans la tête d’Adam.

Le décor comme reflet d’un état mental

Le courant expressionniste qui caractérise Caligari permet de montrer l’état psychologique de Franz. En effet, les décors de Caligari ont été conçus spécialement pour le film pour créer cette esthétique de la ligne brisée : à la fois des diagonales et des triangles pour susciter de la tension et montrer l’autorité mais également des figures en spirale qui suggèrent la psyché de Franz.

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La psyché d’Adam Bell est aussi projetée dans le décor à travers la figure récurrente de la toile d’araignée : en début de film, un jeu d’ombre et de lumière avec la fenêtre de l’appartement d’Adam qui crée une structure croisée ; plus tard, les fils du tram, la vitre cassée de la voiture après l’accident et enfin les traces sur les vitres de la douche d’Helen. L’hypothèse de la femme-araignée est omniprésente. De nombreuses scènes prouvent que le protagoniste assimile la femme à une autorité castratrice. On voit effectivement que le personnage a été infidèle à sa femme par le passé et qu’il vit mal le mariage : les nombreuses questions d’Helen quant à ses conversations téléphoniques, les plans-détails sur sa bague, etc. La mère d’Adam semble avoir également beaucoup de poids sur le personnage en lui disant qu’il doit abandonner son rêve d’acteur.

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Toujours dans la volonté de montrer l’état psychologique du personnage, on a autant dans Caligari que dans Enemy une architecture gothique. Dans Caligarielle se traduit par des maisons penchées, des fenêtres allongées en triangle qui tendent vers le ciel, le divin et l’âme, et dans Enemy, on retrouve des gratte-ciels, l’appartement de Daniel St. Claire en contre-plongée, en hauteur, et surtout le plan en contre-plongée qui montre deux tours immenses. Ces deux tours suggèrent à nouveau la duplicité écrasante du personnage schizophrénique mais rappelle également, de par ses courbes, la féminité. Dans l’esthétique de la ligne brisée, la courbe représente la femme.

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Une clef de cette interprétation réside dans la mise en scène de la rencontre des doubles dans Enemy. Ils se dévoilent l’un à l’autre leur corps et réalisent qu’ils ont la même cicatrice. Ils comparent leurs mains. Adam Bell panique face à cela car il n’a plus d’intégrité : l’autre est identique. Son corps devient quelque part non-organique, tout comme dans Caligari le corps de Cesare qui est un pantin désarticulé. Rappelons que dans l’expressionisme allemand, on nous présente la vie non-organique des choses[6]. Ici l’organicité du corps est remise en question et cela va de pair avec la conclusion d’un film critiquant l’uniformisation des masses et la fragmentation des identités[7]. Le corps de la femme dans Enemy a une place importante également. On voit au début du film une scène mystique qui semble être un rituel avec des femmes dénudées. Celles-ci symbolisent le désir, l’interdit et la castration. Le symbole de l’araignée en témoigne : la femme est comme cet animal qui tisse sa toile autour de l’homme et le contrôle. Un des premiers plans du film nous présente Helen, assise sur un lit, enceinte. Elle respire la santé, l’organicité à l’opposé de Adam qui va se décomposer puisque ce personnage est duel : il a un double rédempteur et un double maléfique[8] ; une partie de lui qui a des pulsions, qui ne fait pas les choses correctement, et une partie de lui qui peut se sauver de cela (double rédempteur). Il est donc non-organique tant qu’il ne retrouve pas son intégrité et sa paix intérieure. On aura de nombreuses scènes qui montrent la plénitude de la femme (ex : scène d’Helen dans sa douche, enceinte, paisible et en harmonie). Le corps féminin est donc représenté en totale opposition avec celui d’Adam qui est duel puisqu’il tend vers la rédemption. Il souhaite ne plus réitérer ses actes d’infidélité. Son double maléfique correspond à cette part de lui qui rêve de devenir acteur et ne plus être contraint par les liens du mariage.

Lecture psychanalytique

Le double dans Caligari est hérité de Freud et du concept d’inquiétante étrangeté. Il existe de nombreux ouvrages littéraires qui mettent scène des savants qui, par soif de connaissance, iront jusqu’à vendre leur âme au diable[9]. C’est le cas du Faust de Goethe. La représentation que Franz a de son bourreau est similaire. Il le voit comme un directeur savant, ce qu’il est certainement, qui a lu dans des ouvrages les secrets du somnambulisme du Docteur Caligari. Il aurait alors créé un somnambule qui connait tous les secrets. L’étrange rentre alors dans le quotidien et on tombe dans ce que Freud appelle l’inquiétante étrangeté. En plus, Cesare sera à un moment donné remplacé par un mannequin dans son cercueil ; le mannequin est un élément typique de ce concept. Dans Enemy, il n’y a pas de savant assoiffé de connaissance. Cependant, quand l’élément étrange apparait dans la vie du protagoniste (l’acteur-sosie), il va chercher à connaitre cet homme en allant à sa rencontre. Ce n’est pas le double qui est intrusif au départ[10]. Adam Bell va se confronter à une part de lui-même qu’il tente d’effacer mais qui revient à la surface et amène le désordre dans son quotidien des plus banals.

En effet, on voit bien au début du film qu’il insiste sur la cyclicité de l’Histoire : tout se répète, autant dans l’Histoire macrocosmique que dans l’Histoire microcosmique. Adam aura beau mettre de côté son double maléfique, il sera toujours tenté de se tourner vers d’autres femmes. Une lecture psychanalytique d’Enemy suppose qu’Adam est ancré dans un schéma de répétition de ses erreurs dont il n’arrive pas à sortir. En renonçant à son désir de devenir acteur et sa volonté d’être libre en voyant d’autres femmes, il se ferme à la possibilité créatrice d’être autre[11]. Il veut détruire symboliquement son doppelgänger mais finalement, la radio ne nous donne aucune confirmation de la mort des passagers de l’accident. Cela tend à nous montrer qu’Adam est incapable de mettre un terme à ses pulsions.

En bref, on peut donc voir deux traitements distincts du doppelgänger : l’un suggérant la folie, l’autre la schizophrénie ou tout simplement un moyen de mettre en scène, via un choix narratif entre rêve et réalité, la psychanalyse à travers un double symbolisant tous les désirs refoulés du personnage principal. L’on peut voir également dans Enemy une volonté du réalisateur de mettre en scène ses peurs et ses angoisses : on est dans une démarche autoréflexive[12].

D’un point de vue plus macrocosmique, on peut dire qu’Enemy représente la société contemporaine qui tend vers l’uniformisation. Caligari montrerait l’instabilité de la société dans la période d’entre-deux-guerres. Le Cabinet du Docteur Caligari et Enemy témoignent de troubles identitaires propres à leur contexte spatio-temporel.

Charlotte Van der Elst

[1] http://www.larousse.fr/encyclopedie/divers/expressionnisme/186009 (page consultée le 28/12/2016).

[2] Fleury-Villate Béatrice, « Cinéma et culpabilité en Allemagne, 1945-1990 », dans Cinémas : revue d’études cinématographiques, n°1-2, V.8, automne 1997, p. 203, [en ligne], http://www.erudit.org/revue/cine/1997/v8/n1-2/024750ar.html?vue=resume.

[3]  Rapp Bernard et Lamy Jean-Claude (éd.), Le dictionnaire des films, Paris, Larousse, 2002, p.188.

[4] Deleuze Gilles, L’image-mouvement, Paris, Minuit, 1983, p. 48 (Critique).

[5] H.N., « Enemy », dans Positif, n°643, septembre 2013, p. 50.

[6] Deleuze Gilles, op.cit., p. 80.

[7] Gaumond Marcel (éd.), op.cit., p. 216.

[8] Van Eynde Laurent, cours de philosophie de l’art et du cinéma, donné à l’Université Saint-Louis (2015-2016).

[9] http://profondeurdechamps.com/2015/07/17/schizophrenie-du-cinema-le-cabinet-du-docteur-caligari/ (page consultée le 29/12/2016).

[10] Du Mesnildot Stéphanie, « Enemy. The Double », dans Cahiers du Cinéma, n°702, juillet-août 2014, p. 58.

[11] Gaumond Marcel (éd.), op.cit., p. 227.

[12] Gaumond Marcel (éd.), op.cit., p. 226.

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