Dans la Peau de John Malkovich | Analyse

Dans la Peau de John Malkovich, Spike Jonze (1999)

Being John Malkovich

Master of Puppets

Du pitch à la mise en scène en passant par le décor et les personnages, chaque unité de ce long-métrage de 1999 réalisé par Spike Jonze et écrit par Charlie Kaufmann prône le règne de la bizarrerie.

A travers la mise en scène et le propos- un marionnettiste (John Cusack) raté découvre un tunnel qui lui permet de plonger dans la tête de l’acteur de John Malkovich et de vivre à travers son regard – Jonze livre un clin d’œil au cinéma des premiers temps par le côté voyeuriste, le rite de passage s’effectuant par une petite porte et le regard délégué se présentant sous forme de cache.  

Jonze s’inscrit dans une longue tradition thématique du cinéma qui très tôt s’intéressa au potentiel psychanalytique du grand écran.  Toutefois, contrairement à de nombreux films bergmaniens qui laissent la caméra prendre en scalpel la cartographie psychologique des personnages, Jonze prend un parti-pris beaucoup plus explicite.

Le réalisateur met littéralement en image la théorie freudienne de la trinité Es-Ich-Über-Ich. Dans ses efforts de comprendre l’impact de notre inconscient sur nos actions,  Freud développa un modèle composé de trois instances. Le Es correspond à nos pulsions comme nos envies sexuelles qui, lorsqu’il domine, se caractérise par des manifestations d’émotions violentes. Le Über-Ich fait le summum des idéaux et des modèles sociétaux transmis. Enfin, le Ich correspond à l’unité médiatrice et auto-critique faisant la balance entre les deux autres instances pour maintenir état d’esprit sain.

La possibilité d’être un Autre permet à Craig, Lotte, et aux autres de se laisser submerger par le Es. Les personnages de Jonze sont ainsi mus dans un univers cérébral par des pulsions primaires, sensuelles. Lors de ce rituel de passage pour « entrer dans la peau » de l’acteur, les personnages, afin de satisfaire des désirs enfouis, se mettent à genoux. Ils se rabaissent au sens littéral et figuré en empruntant un passage liquide, lugubre avant d’être aspirés, tout comme leur capacité de discernement, par un trou noir. Malgré le caractère dénigrant de cette expérience, une fois initiés, les participants ne peuvent plus s’en passer comme d’un trip, d’une véritable drogue alors que les quinze minutes de la vie de Malkovich sont comparables à celle du citoyen lambda.

Lors de la sortie du film, Kaufmann explique que ce qui nourrit ses histoires découle d’une tendance naturelle de l’Homme : à chaque fois que nous racontons une histoire vécue, nous la déformons un peu plus jusqu’à ce que la dernière version en date n’ait plus grand-chose en commun avec le récit d’origine. Le film joue en effet sur cette distorsion. Les expéditions malkovichiennes des clients sont- à part celle de Craig- des plus banales : rendez-vous maladroit, nuit d’amour, achat de tapis de bain, douche matinale. Néanmoins, tous les acheteurs témoignent du caractère inoubliable de ces moments comme si la norme et les instincts primaires se réveillaient et que la réalité se transformait en un événement extraordinaire simplement parce que nous la voyons à travers un regard qui n’est pas le nôtre.

C’est précisément le déséquilibre entre ces trois composantes freudiennes qui explique que Craig constitue le personnage principal.  La force de résidence de Craig résulte d’une faiblesse : le personnage ne dispose pas suffisamment de self pour être expulsé comme ses opposants. Le passage à un univers spatial micro signifie l’accès à un macrocosme psychologique et créatif pour Craig. La captivité au sein du corps et plus précisément dans le regard de l’Autre devient synonyme de liberté. L’émancipation du corps naturel vécu comme prison par les personnages est accentué par l’espace anxiogène traduit par un ascenseur coincé et un plafond trop bas engendrant une claustrophobie du public. De même, les seules sources de lumières semblent se limiter aux faibles lampes de bureaux et au crépuscule dans lequel circulent les personnages.

Ce film aborde largement la question des apparences trompeuses. Malkovich devient le porte-parole de cette tendance à dissimuler la personne qu’on est derrière le personnage public.  Le caractère vain de cette quête identitaire est traduit par le statut dérisoire de sa célébrité. Les personnages ne reconnaissent Malkovich que pour sa célébrité mais pas pour la cause de celle-ci. A plusieurs reprises, les personnages se trompent sur la nature de ses rôles. En dépit du titre que l’on pourrait croire isotopique, le spectateur réalise donc que c’est moins l’acteur réel qui détient le rôle principal que la version fantasmée des autres personnages par délégation de Malkovich. Ce sentiment de tromperie sur le titre trouve son apogée lors de la fameuse séquence où l’acteur entre en lui-même et se trouve face à un monde de clones où chaque détail s’inspire de lui.

Parallèlement au débat psychanalytique, Jonze n’oublie pas d’agrémenter son cinéma d’un humour noir. En effet, pour contrer le caractère psychanalytique de ce cinéma, il recourt à l‘autodérision. Le sauvetage de Lotte (Cameron Diaz), enfermée par Craig dans une cage pour animaux, se présente sous la forme d’un singe dont le public visualise le sentiment de déjà-vu. Si le réalisateur aborde des sujets délicats tels que l’hypocrisie du star system, la conception de la femme comme objet, l’adoption/la procréation par des couples de même sexe, la zoophilie et la transsexualité, ce n’est pas pour épargner les minorités concernées. Par ailleurs, le spectateur s’étonnera de ne trouver aucun personnage réellement sympathique ou intègre. Le spectateur remarquera également la corruption généralisée des personnages. Dans cette fiction, chacun cherche son profit maximal avec en tête le personnage glaciale de Maxine (Catherine Keener). Toutefois, c’est peut-être le caractère le plus honnête en ce sens qu’elle ne se voile pas la face, elle assume être calculatrice et reste fidèle à elle-même tout au long du film à l’opposé de Lotte qui joue au brebis égaré devant Lester.

En maître de l’illusion revendiqué, Jonze s’amuse sans cesse à brouiller les pistes. Le cinéaste déclenche un effet de distanciation par cette une proximité avec Malkovich (ou encore Charlie Sheen) qui soi-disant joue son propre rôle. Le malaise du spectateur est également alimenté par cette confusion entre matériel d’archivage authentique et truqué, entre réalité et fiction. Ainsi, lorsque Malkovich/Craig visionne une rétrospective sur sa carrière, Sean Penn parle à l’interviewer sur fond d’une affiche d’un de ses films. De même, lorsque Lotte fouille dans la maison de Lester, elle tombe sur un curriculum sanctifié de l’acteur.

Ainsi, Jonze n’épargne pas le jeu d’association à son spectateur. La manipulation explicitée par les marionnettes en bois puis humaines, s’opère par étages. Craig, logeant dans Malkovich à long-terme, pense être en contrôle du comédien, professionnel du faux-semblant, et par ricochet de la carrière de marionnettiste qu’il n’a jamais eu. Toutefois, est-ce vraiment lui qui tient les « ficelles » ou plutôt Maxine qui joue aussi à la poupée en vue d’un business florissant ?

Dans ce film tordu et conceptualisé, c’est finalement la Nature qui reprend ses droits en réveillant l’instant maternel de Maxine et en dépossédant Craig de toute volonté faisant capoter toute l’entreprise et remettant l’Homme face à ses limites. Toutefois, les plans de fin, montrant la fille de Malkovich/Lotte et de Maxine, rappelant par ailleurs la pochette de l’album « Nevermind » de Nirvana, conduisent inévitablement à l’hypothèse d’éternel retour et ne permet pas à l’âme spectatorielle de rester en paix. L’enfant nageant maladroitement dans la piscine à l’image du bébé et de l’eau du bain évoque la possibilité d’un nouveau parasitage et des dérivés de l’expérience antérieure.

Mara Kupka