40 ans, mode d’emploi de Judd Apatow | La comédie jusqu’au bout

 

Judd Apatow est aujourd’hui un incontournable de la comédie américaine. Son nom est devenu une marque de qualité et il peut se vanter d’avoir créé un microcosme, un petit monde régit par ses propres règles, que l’on reconnaît instantanément. Homme aux casquettes multiples, l’américain de 48 ans s’est d’abord imposé comme scénariste et producteur. Mais c’est à travers ces deux biais qu’il a agrandi petit à petit son territoire dans le cinéma américain. Et quel territoire ?! Présent à la télé comme au cinéma, Apatow est sur tous les fronts et étend le plus possible son idée de la comédie. Mais aujourd’hui, il ne compte que trois films en tant que réalisateur ce qui semble bien peu aux vues de ce que son nom représente. Mais l’on reconnaît dans chacun la patte Apatow qu’il a su glisser dans les films qu’il ne réalisait pas, à travers son rôle de scénariste ou de producteur.

Son dernier film en date est 40 ans, mode d’emploi, This is 40 en anglais. Il décrit avec détails et nuances la bataille d’un couple, Debbie et Pete, parents de deux petites filles, à l’heure du passage à la quarantaine. Y faisant jouer sa femme (Leslie Mann) et leur deux filles, 40 ans mode d’emploi est certainement le film le plus personnel et mûr du cinéaste, tant au niveaux des thèmes abordés qu’au niveau de sa dynamique comique.

Tout d’abord il faut reconnaître à Apatow un souci de la précision et un soin particulier aux détails qui rendent ses films savoureux. Chaque élément, aussi petit soit il, est important. Il prend le temps de les faire exister, ce qui explique notamment le fait que le film dure plus de deux heures (un format relativement long pour une comédie). Par exemple, ce souci des seconds rôles, voire des troisièmes rôles. Le scénario laisse la place à ces personnages insignifiants d’exister et leur donne le temps de déployer pleinement leur potentiel comique. Cela donne lieu à des pauses dans la narration qui permettent une respiration et de purs moments de comédie. Celui par exemple de cette quarantenaire un peu rondelette avec qui Debbie fait du sport et qui ne cesse de trouver des exemples savoureux pour décrire l’insensibilité totale de son vagin. Ou encore les variations de voix bizarres et complètement absurdes d’une employée de Debbie, qui tente d’apitoyer sa patronne. Apatow s’amuse et prend du plaisir à offrir à la comédie un espace où elle n’existe que par elle-même et pour elle-même. Une dynamique qui ne fonctionne que parce qu’elle est combinée avec un amour des personnages.

En effet, on sent, et particulièrement avec ce dernier film, une bienveillance évidente du scénariste pour ses personnages. Il faut d’abord préciser que dans 40 ans, mode d’emploi, ils fourmillent. Apatow met ses deux protagonistes au centre d’une galerie de personnages hauts en couleur. La famille, la belle-famille, les parents, les enfants, les amis, les collègues, et mêmes les inconnus…Ils ont tous une place dans la structure du récit et apportent une couleur au tableau (ce qui le rend particulièrement riche et coloré). Chaque personnage est mémorable parce que le réalisateur prend soin de leur donner une identité forte, parfois même plus poétique que comique (comme par exemple cette petite grand mère qui explique à Debbie qu’il ne faut surtout pas cligner des yeux, sous peine de ne pas voir le temps passer). Ainsi, tout ce beau monde forme un réseau aux possibilités inouïes dans lequel naviguent les deux personnages principaux. Au cours des rencontres, ou même juste d’un croisement, ils se fraient un chemin à travers cette crise comme une bille de flipper trace le sien au gré des éléments qu’elle rencontre. Certains aident, d’autres non, certains propulsent, d’autres rattrapent, et tous peuvent être les deux à la fois. Ainsi, tout en disséquant lentement et avec précision les mouvements internes de chacun de ses deux protagonistes, il les inscrit dans une dynamique plus large, celle du couple, et même plus large encore, celle de la famille. Jack est un homme autant qu’il est un père, un mari, un fils, un ami, un passionné de musique, etc… Mais créer de bons personnages est une chose, leur donner une cohérence et une unité au sein d’une histoire en est une autre. Ce qui permet à Apatow de tenir sa comédie, c’est qu’il en maîtrise deux des plus grands outils : le sens du rythme et l’art du dialogue.

Le génie d’Apatow réside véritablement dans un sens du rythme et du timing inouïe. Un ciselage souvent mis en œuvre dans les dialogues. En effet, l’américain est un fin dialoguiste. Les personnages sont en proie à une diarrhée verbale incessante, ont la réplique tueuse et innée et ne parle que pour mieux cacher leurs angoisses, leur peur du silence. 40 ans, mode d’emploi se termine d’ailleurs par un long plan silencieux, accompagné d’une musique smooth. Les personnages respirent enfin, la crise est passée, le calme après la tempête. Les dialogues suivent un rythme effréné et glissent de naturel. La magie opère et les situations se retournent en un rien de temps, portées, disséquées par des répliques qui se répondent du tac au tac et ne laissent rien passer. Cela donne à sa mise en scène un rythme constant et soutenu qui ne laisse jamais son spectateur au repos. Cela est dû notamment au fait qu’Apatow a l’art de pousser les situations qu’il crée à son paroxysme. Comme s’il se laissait surprendre lui-même par l’étendue de chacune d’elle. L’un des moteurs de la dramaturgie et du scénario est le conflit. C’est cette dynamique qui permet à une histoire d’avancer, à un personnage de se développer en réaction à un élément externe (un autre personnage, une difficulté, un obstacle physique ou moral). Ça, le cinéaste l’a compris. Apatow crée des situations conflictuelles mais les poussent à leur maximum pour tirer partie le plus possible d’une situation dramatique donnée. Et c’est de là que vient toute la satisfaction du spectateur qui ne se voit refuser aucun accès à l’univers filmique qu’on lui propose. Par exemple, cette scène où Pete, qui a promis à sa femme de travailler sur sa gourmandise, sort jeter les sucreries de la maison à la poubelle. Trois cupcakes en main, il en jette deux. Hésitant il mord dans le dernier. Puis, s’apprêtant à le jeter il le divise encore en deux et avale une partie, et ainsi de suite jusqu’à ne jeter finalement qu’une infime partie du gâteau. Et à l’image de cette scène, l’arc narratif du long métrage, décrit une progression similaire, en croissance constante, jusqu’à saturation.

40 ans, mode d’emploi est à l’image des thèmes qu’il aborde : foisonnant et riche. Il se regarde comme une course folle dont on n’attend plus le point d’arrivée. Apatow donne assez d’épaisseur à ses personnages et étend suffisamment ses thèmes de prédilections pour donner à sa troisième comédie les traits d’une chronique détaillée d’une famille américaine. Toujours au service de son idée de la comédie, chaque aspect de sa mise en scène tend vers la maîtrise totale d’un univers donné, celui qu’il s’applique à préciser depuis ses débuts en tant que scénariste et producteur. Un univers qu’il regarde avec tendresse et qu’il soigne dans ses plus petites facettes. Le tout offre au public un divertissement rigoureux et maîtrisé (tant par ses dialogues que par son traitement) qui installe un peu plus son créateur au rang des grands réalisateurs de comédie.

Mathilde BELIN