Un village empoisonné par la C.I.A. : Pont-Saint-Esprit 1951 | Festival International du Film Policier de Liège

Un village empoisonné par la CIA, état du documentaire contemporain

(Festival International du Film Policier de Liège)

En août 1951, le village français de Pont-Saint-Esprit est victime d’hallucinations. Ce qui avait commencé comme une banale intoxication alimentaire se mue rapidement en une vague inquiétante de démences. Trois cents internements, sept décès. L’enquête de l’époque patauge. Causes mystérieuses : empoisonnement, maladie de l’ergot de seigle, révélations prophétiques ou expérimentations scientifiques de la CIA ?

C’est cette dernière piste que suit le documentaire d’Olivier Pighetti. Un village empoisonné par la CIA : Pont-Saint-Esprit 1951 vogue sur cette vague contemporaine d’enquêtes au format télévisuel. En ceci, le documentaire se fait reportage : collection d’images d’époque, fouille des archives nationales, entretiens avec des témoins d’alors et d’anciens agents de la CIA. Le film paraît d’emblée porter sur ses épaules cette chape de sérieux qui est l’apanage des grands reportages.

En revanche, il est de bonne guerre qu’entre le texte et son référent s’immisce parfois ce facétieux esprit que l’on nomme en rhétorique classique sophisme. Le sophisme est un raisonnement faux, il peut mener à des conclusions vraies, mais ce n’est là que le fruit du hasard. Se déclarant comme un raisonnement logique, il est construit dans le but de tromper. Il est dès lors aisé de manipuler l’audience, puisque le contenu de l’argument l’emporte sur le contenant. En l’occurrence, la malédiction de ce pauvre village français au lendemain de la guerre plonge le spectateur dans un émoi qui ne doit en rien être lié à la froide enquête, seulement dirigée par la raison. Le pathos, soit un ton pathétique et exagéré utilisé dans le but d’exciter l’affect du public, est utilisé à foison dans Un village empoisonné. Les entretiens sont filmés moins pour apporter de l’information que pour matérialiser, concrétiser, les horreurs commises par le gouvernement américain durant la Guerre froide. Et si les anciens de Pont-Saint-Esprit ne croient pas au complot de la CIA, le film sert de démonstration pour que le spectateur pense le contraire.

Il n’est pas ici question de juger du bien-fondé d’une telle entreprise d’information, mais de nuancer ses conclusions afin de véritablement produire un travail intelligent. S’interroger sur le sujet du film n’est pas impertinent : si le titre du documentaire indexe le matériau anthropo-filmique sur Pont-Saint-Esprit, le village français n’est présent que dans un cinquième du documentaire, le reste étant en vérité une enquête sur les atroces expérimentations de la CIA lors de la Guerre froide. Ces expériences déplorables ont cependant été reconnues par Bill Clinton (président des Etats-Unis de 1993 à 2001), le documentaire brasse de l’information déjà vérifiée, la seule problématique manifestement neuve étant le mystérieux empoisonnement du village français.

Mais là, l’enquête barbote. Dès le début, le postulat est clair : c’est la CIA qui a intoxiqué volontairement Pont-Saint-Esprit. Les preuves se comptent, après synthèse, au nombre de trois : (1) le fait que les États-Unis pratiquaient à l’époque des expérimentations sur la manipulation mentale et sur des drogues hallucinogènes comme le LSD, (2) le suicide de Frank Olson, chimiste de la CIA, ayant voyagé en France lors des faits et (3) le manque de volonté des inspecteurs français, la suspicion autour de preuves effacées concernant ladite instruction. Une corrélation n’implique cependant pas une conséquence, et le fait que les Américains testent à cette époque des produits hallucinogènes sur des sujets humains n’est en aucun cas suffisant pour les impliquer dans une telle affaire. Ce documentaire est l’illustration même de la pétition de principe, ce raisonnement fallacieux qui suppose d’emblée la proposition qu’il va démontrer : la CIA doit être coupable de cela, alors nous allons le prouver. Somme toute, le film manque de nuance.

Il semblerait que le film de Pighetti est symptomatique de l’état actuel du documentaire. Là où, depuis le siècle dernier, ceux-ci pouvaient se diviser en deux genres particuliers, propagande et engagement, il semblerait que nous arrivons aujourd’hui devant des formes hybrides qui échappent aux dichotomies de base. De nombreux auteurs ont tenté de différencier l’engagement de la propagande, mais peu ont véritablement tenté de redéfinir les bases de cette réflexion. Nous nous sommes attardés aux choses, non aux faits. Or, propagande et engagement ne se différencient par de nature, mais de fait. La subtile séparation entre propagande et engagement est simplement dans le dispositif : la propagande est au service du pouvoir, de l’idéologie dominante, et l’engagement est le contre-pouvoir. Avec Un village empoisonné, la forme est différente : le contenu est de l’ordre de l’engagement, car il s’oppose à une idéologie dominante, celle de l’Etat et du grand capital, alors que la forme est issue de la propagande, elle évacue la raison au profit de l’affect. Nous sommes désormais en droit de nous questionner sur cet écueil : si l’engagement est impossible, si sa rhétorique est empruntée au pouvoir, alors, où est la place de la rébellion dans le documentaire contemporain ?

Thibauld MENKE

Titre : Un village empoisonné par la C.I.A. : Pont-Saint-Esprit 1951

Réalisation : Olivier Pighetti

Genre : Documentaire

Date de sortie : 2015, France 3