La Danse – Tonnerre sous les tropiques: la danse de Tom Cruise | Dossier thématique

Tonnerre sous les tropiques (2008):
la danse de Tom Cruise

Le devenir burlesque d’une superstar

DANSE 1 (1)

En 2008 sort Tonnerre sous les tropiques. Réalisé par Ben Stiller, le film joue la carte de la parodie méta-filmique, avec pour cadre la réalisation d’un film sur le Vietnam. Ben Stiller, Jack Black et Robert Downey Junior y interprètent des superstars dont les egos démesurés rendent impossible le tournage. La comédie s’ouvre sur des parodies hilarantes de bande-annonce. Dans ces trois vrais faux trailers, Tugg Speedman (Ben Stiller), Jeff Portnoy (Jack Black) et Kirk Lazarus (Robert Downey Jr) sont les vedettes sur lesquelles portent chacun des longs-métrages. La première bande-annonce, sur Speedman, est l’énième volet d’une saga où il incarne un ‘super-warrior’ opposé à nouveau aux éternelles forces du mal (pas même montrées tant le succès final du héros est évident). Le second s’illustre en acteur-pluriel dans une comédie grasse à la manière du Professeur Foldingue d’Eddie Murphy. Enfin, Kirk Lazarus est la star multi-oscarisée d’une romance interdite entre deux moines, amour subversif à l’image d’un Cinquante nuances de Grey. Cette triade est réunie pour concrétiser un nouveau Voyage au bout de l’enfer, son grand film de guerre. Ces trailers parodient les films à tête d’affiche, des blockbusters où l’absence totale d’originalité est compensée par des superstars médiocres mais « bankables », capables à elles seules de rentabiliser un projet dépourvu de qualité.

Or, dans Tonnerre sous les tropiques se cache une vraie superstar (relativement à J. Black, B. Stiller, R. Downey Jr, dont l’aura n’est plus à prouver) à laquelle ces parodies, la première principalement, peuvent faire échos. Cet acteur c’est Tom Cruise qui, entièrement grimé, méconnaissable, tient le rôle de Les Grossman, producteur véreux et mégalomaniaque. De nos jours, pas mieux que Cruise comme superstar, un acteur qui porte à lui seul des projets entiers.

Les Grossman fait de courtes apparitions dans Tonnerre sous les tropiques. La dernière occurrence constitue le générique final. Jaillit alors un moment extraordinaire, parenthèse imprévisible dans une carrière à ce point maîtrisée. Cruise chausse ses lunettes de soleil, vient se positionner face caméra et, le corps entier filmé en plan large, se met à danser comme un pitre sur du Hip-Hop, guignol gesticulant au son de Get Back de Ludacris. Sa danse est mauvaise, elle singe tout un langage corporel appartenant au lexique du Hip-Hop : danse vulgaire, bling-bling et guerrière. Tel le bouffon en scène devant son roi qui peut – par un accord tacite – se moquer de lui, la star se gausse de nous, spectateurs, provoque la caméra par sa gestuelle outrée et ses déhanchements excessifs. Conclusion “ultra-fun” pour le film mais aparté quelque peu anecdotique, cependant performance bien plus essentielle à l’échelle de la carrière de Tom Cruise. Il faut se rendre compte en quoi ces trois minutes dépassent une veine ironique pour devenir la scène pivot d’une carrière.

Depuis 2010, et après Tonnerre sous les tropiques, Tom Cruise génère en moyenne un film par an. Une régularité qui était déjà la sienne depuis sa naissance au cinéma dans les années quatre-vingts mais à laquelle s’ajoute désormais la maîtrise totale des projets par l’acteur, dont il est souvent producteur. Annuellement le spectateur a droit à un film de Tom Cruise et non plus un film avec Tom Cruise. Auparavant sa carrière a été marquée par des collaborations avec des réalisateurs importants. En conséquence, Cruise a eu ses grands rôles dans des œuvres majeures : chez Brian De Palma dans Mission Impossible, Stanley Kubrick dans Eyes Wide Shut, Michael Mann dans Collatéral ou encore chez Steven Spielberg avec Minority Report et La Guerre des mondes, chacun l’ayant utilisé plus ou moins à contre-emploi. Mais à la suite de Tonnerre sous les tropiques, la patte du réalisateur ne compte plus, personne ne « l’utilise », l’auteur des films avec Tom Cruise c’est Tom Cruise lui-même.

Dans son ouvrage Politique des acteurs, en étudiant des figures telles que John Wayne ou Cary Grant, le réalisateur et critique Luc Moullet défend la thèse selon laquelle les acteurs ne sont pas uniquement des objets d’un film mais en deviennent parfois le sujet. Tom Cruise représente aujourd’hui l’exemple le plus fascinant d’un acteur-auteur de films. La mue s’est opérée complétement avec cette danse de Tonnerre sous les tropiques, la dérision qu’il a alors déployée opérant tel un exorcisme. Survient ici le point d’acmé durant lequel Cruise a pris pleinement conscience de soi en tant qu’acteur et objet de fantasmes fictionnels, se jouant de la caméra. Dès lors, l’homme à la limite de l’implosion après ses multiples prises de positions en faveur de la scientologie et soumis aux controverses pour ses frasques conjugales est devenu intouchable. Même le temps ne l’atteint plus, aucune marque de vieillissement. C’est simple : dans un mouvement inverse aux personnages de La Rose pourpre du Caire, il n’existe plus que de l’autre côté de l’écran. Il n’est plus un acteur mais est devenu un personnage de fiction, et dans le ciel du cinéma rayonne désormais un principe nommé Tom Cruise.

Ce glissement a été brillamment représenté par Edge of Tomorrow de Doug Liman. Outre ses qualités de film d’action, l’œuvre est passionnante comme fiction « méta-crusienne ». L’acteur s’y retrouve aux prises avec le même scénario que Bill Murray dans Un jour sans fin, condamné à revivre la même journée indéfiniment. Au début du film, il est un simple communiquant, un homme médiatique jouant le chef de guerre face à une menace extra-terrestre. Un personnage inconséquent dont l’épaisseur de caractère équivaut à la maigreur de ses apparitions télévisées : Tom Cruise l’homme. Envoyé au combat par son supérieur, son impuissance sur le champ de bataille est indiscutable : battu à terre, incapable de faire fonctionner son armement, lamentable. Puis, au fur et à mesure qu’il ressuscite de ses échecs, il parvient à maîtriser les événements, il devient un “super soldat”, grand démiurge du jour sans fin : Tom Cruise l’Etre fictionnel.

Toute l’intelligence du film est là qu’il nous fait comprendre, par un montage elliptique, la lassitude du personnage. C’est donc Cruise, piégé dans la fiction et incapable d’en ressortir, vivant ses “mille et une vies & mille” et une morts jusqu’à en épuiser les possibilités : la fatigue d’un immortel qui ne peut sortir de la boucle infernale qui l’enserre. Finalement, il trouvera l’issue, mais alors qu’il a vaincu l’ennemi et par là même sauvé l’humanité personne ne se souvient de son exploit. Il est l’unique détenteur du secret d’une aventure qui s’est étendue sur des dizaines, si ce n’est des centaines d’années. Dans le dernier plan du film, abasourdi par la solitude abyssale de cette expérience qu’il doit porter seul sur ses épaules, il part soudain d’un grand rire. Rire de transfiguration, tel la danse exorcisante de Tonnerre sous les tropiques. Tom Cruise réalise son isolement d’acteur et bascule de l’autre côté du miroir, acceptant avec joie son immortalité de personnage.

DANSE 5

Le jouissif Mission Impossible 5 succède à Edge of Tomorrow. Les difficultés qu’y surmonte Tom Cruise font passer le film du côté de la comédie. Il  en fait toujours trop et trop fort. Désormais la surenchère qui caractérise les films d’actions dont il est la star leur confère un aspect burlesque inédit. Son ‘bright smile’, en emblème comique d’une énergie inépuisable, répondant à la moue figée d’un Buster Keaton (aka The Great Stone Face) . La séquence d’ouverture de MI5 en est l’illustration parfaite. Courant pour rattraper un avion qui contient des têtes nucléaires, il réussit in extremis à s’accrocher à la carlingue. Survient un plan superbe : Tom Cruise se cramponne tant bien que mal, le visage déformé, alors que l’avion entame son décollage. La longueur inhabituelle du plan ainsi que son cadrage – le personnage relégué à la gauche de l’écran – permettent de faire jaillir la puissance burlesque d’un acte à  l’intensité physique inhumaine. Plus tard dans le film, entre autres exploits, il reviendra à la vie après une noyade de plusieurs minutes, et de sa forteresse intérieure détruira psychologiquement son adversaire.

Après sa danse sacrificielle sur l’autel de la fiction, tous les exploits sont désormais accessibles à Tom Cruise. Face à l’invraisemblable de ses péripéties le personnage sera toujours là pour décocher un grand sourire. Le sourire de celui qui accepte son destin solitaire : sauver le monde encore et encore pour le spectateur, lui offrir éternellement l’illusion d’un dernier tour même si, à la fin, ça n’y changera rien.

Paul Michel