Leviathan | analyse

Leviathan d’Andreï Zviaguitsev (2014)

De la monstruosité de l’État

Œuvre contemporaine représentative d’une société invariablement funeste, le Léviathan d’Andreï Zviaguintsev est un monstre cinématographique aussi bien révélateur que dérangeant. A l’instar de ses trois premiers opus – Le retour (2003), Le bannissement (2007) et Elena (2011), le réalisateur russe use toujours des espaces et des symboles pour incarner le combat inégal que mènent ses personnages en quête de liberté.

Prix du meilleur scénario au Festival de Cannes, Golden Globes du Meilleur film étranger, Léviathan, tourné au bord de la Mer de Barents, conte le désoeuvrement de Kolia, mécanicien qui se voit exproprié de sa maison par un Maire corrompu, Vadim Cheveliat, soutenu par les instances judiciaires et religieuses de la ville.

Afin de défendre l’existence, si ce n’est parfaite, toutefois apparentée à ce qui le définit, Kolia engage Dmitri, un ami d’enfance, désormais avocat à Moscou. Sa tactique de guerre est de suivre les lignes de conduite et les procédures imposées par la bureaucratie ; toutefois, les rouages de l’administration sont traîtres ; de même ceux de la vie peuvent détruire à petit feu une réalité qui, au départ, se voulait imperturbable.

En effet, l’engrenage étatique s’accélère et emporte tout sur son passage. Après sa maison, le Maire profite du suicide de sa femme pour l’accuser de meurtre et finaliser ses transactions en toute tranquillité.  

Le cinéma d’Andreï Zviaguintsev s’inscrit dans un courant que nous pourrions qualifier de Nouveau courant cinématographique de l’Europe de l’Est, même si, nous n’en disconvenons pas, l’appellation « Europe de l’Est » nous semble, à l’heure actuelle, désuète et obsolète, ne faisant plus référence qu’à un état de fait historiquement dépassé.

Néanmoins, depuis une dizaine d’années, il nous est impossible de nier l’inventivité et la recrudescence, sur le tapis rouge du cinéma mondial, de ces cinéastes, revenus et retrouvés pour certains, apparus pour d’autres, de derrière les ruines d’un mur, résidu matériel mais ô combien souvenir historique toujours vivace.

A l’instar d’autres cinéastes « de l’Est », tels le roumain Cristian Mungiu ou le hongrois László Nemes, Andreï Zviaguintsev est un artiste qui conjugue une indépendance créatrice sans précédent – tout du moins en apparence – à l’héritage artistique et esthétique des réalisateurs de la période du Dégel (Andreï Tarkovski, Andrzej Wajda, Lucian Pintilie, etc). Dès la fin des années 50, les cinéastes de l’Europe de l’Est s’ancrent, en effet, dans une nouvelle perspective, perpétuant un discours symbolique et philosophique, déjà représenté par les pionniers du cinéma russe pré-révolutionnaire d’avant 1915 comme Evgueni Bauer et Yakov Protazanov et par les avant-gardes soviétiques des années 1920 tels Sergueï Eisenstein et Dziga Vertov.

Ces cinéastes, inscrits dans le courant de la modernité artistique, deviennent les représentants d’une réelle évolution esthétique, mettant en perspective les caractéristiques qui seront celles désormais véhiculées par les cinématographies de l’Europe de l’Est, cinémas de la contemplation et de la réflexion spirituelle qui recourent à la métaphore et aux symboles et à l’utilisation de références mythiques, qui mènent à la construction d’un discours ironique, en sous-texte et dont les retombées stylistiques s’en ressentent toujours dans le cinéma contemporain.

La représentation de l’individu, son désoeuvrement et son aliénation face aux traumatismes sociétaux, politiques et religieux, est le nœud artistique, le fil rouge qui relie les cinéastes de la période du Dégel et les contemporanéistes.

Plus précisément, c’est l’héritage d’Andreï Tarkovski dont s’inspire Andreï Zviaguintsev. Son œuvre est, en effet, fortement emprunte de la dimension initiatique et symbolique que recouvrent les films du réalisateur russe du Dégel.

A travers l’utilisation de symboles bibliques et païens, Andreï Tarkovski transcende le discours narratif, le recouvrant d’une mystique insondable pour y dissimuler un message contestataire. Il s’empare du mythe de l’éternel retour et de la logique des quatre éléments pour y dessiner un monde en perpétuel mouvement de déconstruction et de reconstruction. Cette logique cyclique, Andreï Zviaguintsev s’en saisit et démontre que l’Homme n’a pas d’autre choix que le sacrifice.

Fig.1 - Le retour - A. Zviaguintsev Fig.2 - Léviathan - A. Zviaguintsev

A l’instar du Retour (fig. 1) et du Bannissement, c’est l’élément eau qui prédomine dans Léviathan (fig.2). A la fois principe de purification, de destruction et de recréation, Andreï Zviaguintsev fait de l’élément eau le lien cyclique entre la vie et la mort. Privilégiant une fois de plus la déconstruction du paradigme familial, l’eau devient le principe cathartique de la culpabilité de Lylia après avoir trompé son mari. Les eaux en deviennent son tombeau mais aussi la source de l’emprisonnement de Kolya, arrêté pour meurtre.

Dans le cinéma russe, le schéma cyclique destruction/recréation est lié au sacrifice qui permet de passer du chaos au retour de l’harmonie. Le sacrifice passe alors par la destruction de la datcha, le sacrifice ultime dans la conception panslave du monde.

Fig.3 - Le sacrifice - A. Tarkovski

Contrairement à la destruction volontaire de la datcha dans les films d’Andreï Tarkovski – Le Miroir (1974) ou Le Sacrifice (1985, fig. 3), la démolition de la maison, dans Léviathan, prend une autre forme de sacrifice, plus retors : celui de l’État et de l’Eglise qui, sous couvert de la Vérité, renient leur âme « collective » pour le bien d’un seul (fig. 4). L’équilibre n’est alors retrouvé qu’en surface, la bête gronde sous la langueur des vagues dont le ressac clôture le film.

Fig.4 - Léviathan - A. Zviaguintsev

La déclinaison des espaces par Andreï Zviaguintsev se fait en deux temps : les espaces confinés de la maison, de l’hôtel ou de l’administration qui expriment davantage la solitude et l’épuisement des personnages. L’exiguïté des lieux est filmée par une caméra qui resserre son étau et qui ne laisse transparaître que l’essentiel. Le cadrage est minimaliste, l’exécution rapide, toutefois le message n’en est que plus explicite – à l’instar des jugements cités sans émotion et mécaniquement, marquant la sentence finale pour Kolia (fig. 5).

En contraste, le réalisateur russe filme des espaces infinis, désertiques et pour lesquels le champ de la caméra est totalement ouvert. Conjointement à la résignation que représentent les lieux clos, Andreï Zviaguintsev ouvre une porte vers la contemplation et un passage vers la liberté, somme toute, idéaliste (fig. 6).

Fig.5 Léviathan - A. Zviaguintsev Fig. 6 - Léviathan - A. Zviaguintsev

Parallèlement à la symbolique des quatre éléments, le film d’Andreï Zviaguintsev recoure également à des figures bibliques prédominantes, dont principalement la figure éponyme du titre du film. Le Léviathan est originellement le monstre du chaos primitif dans la mythologie phénicienne mais aussi un démon biblique, considéré comme l’image de la Bête de l’Apocalypse :

« Voici la grande mer aux vastes bras,
et là le remuement sans nombre
des animaux petits et grands,
là des navires se promènent
et Léviathan que tu formas pour t’en rire »
Psaume 104 : 25-26

D’autre part, Léviathan est aussi le nom d’un traité philosophique de Thomas Hobbes, divisé en quatre études : l’Homme, le contrat social, la communauté chrétienne et les Ténèbres. Selon Thomas Hobbes, l’Homme est une créature en guerre permanente qui ne peut s’empêcher de convoiter les biens d’autrui et de protéger les siens. L’objectif de l’État serait, selon Hobbes, de protéger la propriété de chacun.

Le film d’Andreï Zviaguintsev tente à conjuguer les deux représentations : le monstre est l’État. La double symbolisation dans Léviathan n’est pas sans rappeler le discours en sous-texte exploité par les réalisateurs de la période du Dégel afin de dénoncer les abus de pouvoir.

Cinquante ans plus tard, la symbolisation n’a pas disparu et est d’autant plus forte qu’elle est complétée par un dispositif narratif et discursif démontrant clairement les actes de l’État. En cela, le film est encore, à l’heure actuelle, dérangeant car il bouscule la place de l’individu dans une société qui se dit avoir changé de spectre, avoir changé de paradigme politique.

Enfin, Léviathan finit sa course en mettant à mal le pouvoir religieux qui se vante d’être la seule entité à détenir la Vérité (fig. 7 et 8). Une fois de plus, la dénonciation n’est pas évoquée à travers la représentation de la dimension religieuse qu’Andreï Zviaguintsev ne déconstruit pas par l’utilisation de la caméra. Il met en exergue la portée – faussement – immaculée du religieux et de ses icônes, à l’instar des icônes politiques, bien présentes, tout au long du film, mais qui perdent leur sens suite aux discours des profanateurs sociaux qui prêchent en leurs noms.

Fig. 7 - Léviathan - A. Zviaguintsev Fig. 8 - Léviathan - A. Zviaguintsev

La grandeur d’Andreï Zviaguintsev réside dans le fait qu’il laisse parler librement les entités, les personnages, sa caméra, parfois à la limite du documentaire, semblant s’immiscer dans des brèches d’une réalité vivace. Via le scope du minimalisme contemporain, Andreï Zviaguintsev a le génie de transcender le courant cinématographique du réalisme social tout en recourant aux représentations symboliques et détournées, déjà privilégiées par nombre de réalisateurs de la période soviétique. Héritier spirituel d’Andreï Tarkovski, Andreï Zviaguintsev dénonce  l’obsolescence programmée d’un monde qui n’a de cesse de tourner en rond et d’éprouver les mêmes incohérences sociétales.

Aurélie Lachapelle