Tête baissée : Quand la fiction devient document de la réalité

Tête baissée de Kamen Kalev

Quand la fiction devient document de la réalité

(Compétition Internationale au FIFA)

Découvert dans le cadre de la compétition internationale de la trente-deuxième édition du Festival International du Film d’Amour de Mons (FIFA 2016), Tête baissée de Kamen Kalev faisait aussi partie du coup de cœur accordé par le festival à Melvil Poupaud : quatre films de l’acteur ont été ainsi projetés en sa présence (Conte d’été 1996, Laurence Anyways 2012, Le grand jeu 2015 et Tête baissée 2016).

À la peau de serpent, Melvil Poupaud a joué depuis l’âge de dix ans avec les plus grands noms du cinéma : une dizaine de films depuis 1984 avec le réalisateur chilien Raoul Ruiz, Jacques Douillon, Éric Rohmer, François Ozon, Xavier Dolan, Angelina Jolie, etc. Ayant expérimenté la réalisation avec quelques courts-métrages qu’il a tournés dans sa chambre, il reconnaît surtout l’importance d’un acteur de cinéma de comprendre et d’assimiler à son jeu le processus de création cinématographique (surtout la force du montage). L’acteur a eu la gentillesse de partager ces quelques informations lors d’une rencontre avec la classe de cinéma du festival, où les jeunes ont autant posé des questions sur la longue carrière de l’acteur que sur son dernier film présenté au festival.

La trame initiale de Tête baissée se présente comme étant assez simple. Samy, un jeune repris de justice, est accusé de trafic de fausse monnaie entre la France et la Bulgarie. Pris à parti par la police française, il se retrouve face à un compromis : en échange de l’abandon des charges, le jeune homme doit infiltrer le milieu du proxénétisme bulgare. Une mission à haut risque qui va placer sur sa route Elka, une jeune prostituée. Cette courte exposition en quelques minutes de la situation du protagoniste le conduit graduellement au plus profond du monde des proxénètes, des prostituées, des mafieux et de la police.

Tête baissée suit une double facture du langage cinématographique, fusionnant le naturalisme minimaliste du cinéma de l’Europe de l’Est à la complexité dramaturgique d’un cinéma plus américain. Kalev emploie une caméra scalpel qui suit Melvil Poupaud, quasi-omniprésent dans tous les plans. Elle refuse de laisser échapper son protagoniste et l’étouffe dans son cadrage. La trame scénaristique, de par sa nature mafieuse et policière, rajoute une strate plus américaine et stéréotypée au film. Le récit ne cesse de subir différents points tournants qui font évoluer l’état psychologique du protagoniste par rapport aux interventions extérieures des policiers, des mafieux bulgares, des mafieux français, des proxénètes, etc. Tellement de changements adviennent que l’on pourrait ne plus croire en la crédibilité de l’action. Mais la nature du monde improbable dans lequel se déroule l’action atténue cette impression. Malgré la tendance du film vers un style plutôt « dardennien » (mouvement de la caméra, sujet social, envie de performativité, etc.), une musique extradiégétique revient à plusieurs reprises rajouter de la tension aux moments critiques, mais diminuer en contrepoint le côté plus épuré et naturaliste du film.

À part les quelques comédiens belges qui jouent la police française, Melvil Poupaud est le seul acteur professionnel. Le reste des acteurs jouent leurs propres rôles ou bien des rôles ressemblant à l’entourage socioculturel duquel ils proviennent : les filles, les mafieux, les gardes de corps, etc. Seher Nebieva (Elka) prouve la possibilité d’un choix réussi d’acteurs qui n’en sont pas : au lieu que l’acteur devienne un personnage, c’est le personnage qui devient acteur. Et c’est la ressemblance entre ce qu’elle est et ce qu’elle joue qui crée l’état de choc (action-réaction) entre sa performance et celle de Melvil Poupaud. Le naturalisme du jeu, la fluidité des actions, l’insouciance de l’image devant la caméra : tout vient rajouter ce sentiment d’hyperréalité.

Le décor du film constitue une narration paramétrique de l’état social dans lequel baigne le monde du proxénétisme. Derrière l’histoire de Samy et d’Elka, se cachent les histoires d’autres personnages qui balaient un portrait de la Bulgarie contemporaine. Kalev ne juge pas ses personnages, mais il les comprend, il les aime. Il devient complètement normal de vendre sa fille pour cinq cents euros ou de vouloir se prostituer afin de vivre : les règles diégétiques instaurées deviennent la réflexion des règles d’une société qu’il veut aider à sortir de sa propre histoire. Dans ce sens, Tête baissée devient un vrai document de l’état social et psychologique d’une certaine Bulgarie d’aujourd’hui, vers lequel on pourrait revenir dans des années pour comprendre l’évolution des époques.

Patrick Tass.

Titre : Tête baissée

Réalisation : Kamen Kalev

Interprétation : Melville Poupaud, Seher Nebieva, Lidia Koleva, Aylin Yay, Youssef Hajdi

Genre : Drame

Durée : 110 min