Louder than Bombs : Dommage collatéral

Louder than Bombs

Dommage collatéral

En 2011 Joachim Trier sort Oslo, 31 août, une adaptation plus moderne de la nouvelle de Pierre Drieu La Rochelle que celle du réalisateur français Louis Malle, Le Feu follet (1963). Avec Louder than bombs, le cinéaste et scénariste norvégien réitère l’expérience de proposer un film sur le non-dit des personnages, sur leur transe qui parasite progressivement l’acteur au-delà de son jeu, comme le spectateur.

Trier dévoile subtilement les plaies laissées par l’accident mortel d’une célèbre photographe de guerre, Isabelle Reed (Isabelle Huppert) auprès de ses proches. Mari (Gabriel Byrne), fils aîné (Jesse Eisenberg) et cadet (Devin Druid) réagissent chacun distinctement alors qu’une barrière communicationnelle se dresse entre eux et que les médias réclament des éclaircissements sur les circonstances de la mort.

Dès l’ouverture, le spectateur est initié à l´état de paralysé dans lequel baignent les personnages suite à l´évènement tragique. L’arrivée d’un bébé, métaphore de la vie par excellence, est abordée par un flou et un cache sonore. Bien qu’atténué dans un souci de vraisemblance par la suite, le son sous forme de drones reste un élément déterminant et générateur de traumatisme.

Le film se décline sur un double propos. Au-delà de la tragédie familiale, il propose une réflexion déontologique sur le métier de reporter sans être jamais ouvertement militant. Trier utilise des (fausses) images d’archives télévisuelles comme des vidéos mais puise aussi dans le jeu-vidéo. Or l’emprunt est loin d’éloigner son spectateur qui au contraire est immergé au sein d’une expérience créative mais aussi intellectuelle et presque spirituelle. Sans franchir totalement le seuil hybride entre images de fiction et notamment de “documentaires”, cette incrustation provoque une secousse dans la conscience spectatorielle. Trier remet au jour des questions liées à la déontologie documentariste qu’on croyait si pas résolues, du moins éclaircies. Le spectateur se questionne sur ce qu’un documentariste a le droit de filmer, de montrer et où il doit s’arrêter. Plus loin, l’auteur cherche à savoir si ce dernier est le seul responsable de l’acte de réception et quel est l’impact du contexte de publication ou du recyclage. Face aux horreurs de la guerre encore ou toujours actuelle, Trier interroge par un double professionnel, Isabelle, notre capacité à supporter encore et encore ces mêmes images. Il met le spectateur face à une vérité inévitable, puisqu’après un premier choc, le public, au contraire de l’auteur, est amené dans un geste de défense émotionnelle ou dans une logique d’émoussement d’adopter la même posture indifférente que l’homme d’affaires qu’observe Isabelle.  

Toutefois, Trier ne réduit pas les archives et les emprunts externes aux seules images-chocs. Il joue avec le passé, le background des acteurs. L’accumulation des photographies de Byrne à ses débuts, jeune loup à la fois charismatique et énigmatique, ou d’Huppert, en noir et blanc, ajoute une touche parfois comique, mais surtout étrangement réaliste. Trier semble travailler le vécu de ses acteurs et de ce fait les personnes qui se cachent derrière l’image publique. Ainsi, le cinéaste joue avec la force en apparence calme d’Huppert et met cette conception en péril.

Trier ne rend pas uniquement les frontières entre réel et fiction poreuses pour ses acteurs, il s’investit lui-même dans sa création. Il passe moins par une logique purement autobiographique que par la conception plus large de l’écrivain, de l’instance créatrice. Par le personnage de Conrad, le cinéaste place une notion qui lui est personnellement chère : la liberté  artistique et sa nécessité de s’exprimer, et ce dans un cadre asphyxié.

Afin de plonger au cœur des personnages, de leur vision éclatée de la réalité intime et globale, le réalisateur propose des procédés diversifiés et surprenants. A la logique documentaire, il raccorde des outils de prises de vue a priori plus appropriés à un film d’action, le slow motion nous livrant les détails du dernier souffle de la photographe. Si ce mélange prête à croire que Trier fait dans la surenchère, le monde qu’il dépeint se révèle étrangement cohérent par un dosage très prudent. Cette cohérence est à rattacher aux mondes intérieurs dont le spectateur ressent la teneur par la force de l’image sans pour autant passer par des scènes trop larmoyantes ou des disputes virulentes.

Restant proche des racines cinématographiques nationales de son auteur, le long-métrage s’inscrit dans un décor minimaliste. Les rapports avec le filmé possèdent même une dimension claustrophobe. La caméra semble toujours prête à frôler les personnages ou à les guetter depuis l’arrière sans jamais entièrement les pénétrer. La caméra semble empathique de leur état d’âme. En contrepartie, Trier prend fréquemment les personnages en très gros plan et en plan-séquence. En les livrant au scalpel de l’image fixe, Trier instaure une tension par la modestie des moyens déployés.

Dans ce même souci de vraisemblance par détour artificiel, la voix des personnages comme celle d’une instance narrative externe amplifie le rapport émotionnel du spectateur avec les personnages. Le jeu d’acteur, et non uniquement celui de la mère défunte, se meut en ressenti de présences, presque fantomatiques.

D’après les dires du réalisateur, son cinéma vise à rendre apparent par la force du médium particulier qu’est le septième art, un flux de pensée et de conscience. Grâce aux différents points de vue d’un même épisode, le cinéaste évite des jugements hâtifs et des préjugés spectatoriels sur les personnages et fournit au public les clés d’accès au subconscient dans cet art majoritairement visuel.

Trier continue à construire son cinéma en apportant des nuances au mordant, à la noirceur de ses films par des épisodes comiques et des commentaires ironiques sur fond grave. La fin apparait aux personnages et au spectateur comme une bouffée d’oxygène libératrice, axée moins sur la gravité de l’incident déclencheur que sur le traumatisme postérieur, sur l’autocensure sentimentale.

Mara Kupka

Titre : Louder than Bombs

Réalisation : Joachim Trier

Scénario : Joachim Trier & Eskil Vogt

Interprétation : Isabelle Huppert, Gabriel Byrne, Jesse Eisenberg, David Strathairn.

Genre : Drame

Date de sortie :  02 mars 2016