Le Tombeau des lucioles | analyse

Le Tombeau des lucioles

Adaptation de la nouvelle semi-autobiographique d’Akiyuki Nosaka écrite en 1967, Le Tombeau des lucioles (1988) d’Isao Takahata (studios Ghibli) porte à l’écran avec une grande fidélité le parcours douloureux et tragique de deux orphelins, Seita et sa petite sœur Setsuko, lors des bombardements américains qui ont dévasté la ville de Kobé (Japon) et ses habitants, en 1945.

Désormais seul à veiller sur sa petite soeur de quatre ans, Seita s’attellera à rendre la vie de la petite la plus douce possible, bravant la sordide violence du moment. Accueillis puis rejetés par leur famille, les deux orphelins sont contraints de s’installer dans un abri de fortune et parviennent péniblement à subvenir à leurs besoins. Cependant , l’argent s’épuise et la nourriture se fait rare. Contraint de voler dans les champs pour secourir sa petite soeur malade, Seita ne parvient pas à la sauver.

De l’avis de nombreux analystes et commentateurs du film, le récit du Tombeau des lucioles se situe précisément le lendemain du décret du « Plan général pour la protection des orphelins de guerre » le 20 septembre 1945. Cet indice, présent dans la nouvelle de Nosaka, donne le ton de l’indicible injustice faite aux deux orphelins de Kobé. Mais il révèle aussi la relation au temps et à la mémoire que le film tisse le long du chemin que Seita et Setsuko sont obligés d’entreprendre pour survivre à l’injustice de la guerre. Une mémoire a-temporelle et universelle, cependant inscrite dans l’Histoire, que le film articule à l’échelle microcosmique, en jouant sur les temporalités et en y instillant de manière intelligente et avec une grande sobriété, des éléments fantastiques qui n’atténuent en rien le réalisme presque documentaire de ce long métrage d’animation. Au contraire, ils permettent au réalisateur de préserver et de magnifier le désir de Nosaka d’exorciser ses propres démons à travers l’écriture de sa nouvelle. Rongé par une culpabilité qu’il a porté toute sa vie, Nosaka a préféré tuer son personnage principal pour lui épargner d’être à son tour tenaillé à vie par les remords.

Le récit commence par l’apparition sur un fond noir du visage rouge monochrome d’un jeune homme. Le mouvement de son regard vers un hors champ s’accompagne d’une voix off qui annonce « Le 21 septembre 1945, je suis mort » . Dans une obscurité froide et dominée par les teintes bleues, un corps apparaît gisant contre un pilier. Le troisième plan réunira le regardant et le regardé, laissant comprendre au spectateur qu’il s’agit d’un seul et même personnage. La cohabitation de la mort et de la vie, un des grands thèmes du film annoncé par l’oxymore du titre, a lieu sous nos propres yeux, à travers cet ultime balbutiement de la mémoire incarnée par l’esprit de Seita se penchant sur son passé et sur sa mort toute proche.

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Le spectateur comprend rapidement, à travers le geste du policier qui balance la boîte de bonbons que Seita garde contre lui, que son esprit fantôme va libérer le souvenir d’un passé en un long flashback littéralement affranchi de son enfermement. Dépouillé de ce qui le reliait au monde, Seita est propulsé dans son propre passé par la cruelle ironie du geste léger d’un policier ignorant que les petits ossements à l’intérieur de la boîte sont ceux de Setsuko inhumée.

Comme Seita, l’esprit de sa petite soeur est libéré dans cette dimension atemporelle aux tonalités rouges opposées à la froideur bleue des images de la réalité du présent. Le jeu chromatique sur fond fantastique (le protagonisme des esprits qui nous racontent l’histoire) annonce le jeu des temporalités auquel sera soumise la dynamique de la narration. La couleur rouge presque monochrome, dénote la chaleur des souvenirs heureux, presque essentialisés, d’un Seita mourant. Mais elle symbolise aussi les incendies qui ravagent Kobé, le sang et la violence. En permettant le glissement du présent vers le passé et vice versa, la dimension temporelle inscrite dans la couleur enclenche un type de montage qui crédibilise la parole du mort(vivant) qui raconte, permettant l’étrange cohabitation, littérale, de la vie et de la mort.

Lorsque les lucioles s’échappent de la boîte métallique vide, l’univers de la couleur rouge remplace celui, froid, d’une réalité souillée par l’indifférence des policiers et des passants du métro face aux enfants détruits par la guerre. Setsuko surgit, émerveillée par les lucioles, mais rapidement désenchantée par la vue de son frère mourant au milieu de la lueur métallique du métro japonais. La main de l’esprit de Seita vient rassurer la petite sœur. Le souvenir du bonheur de déguster les bonbons de la boîte métallique est vite retrouvé.

Tous les motifs principaux du film, thématiques comme visuels, se concentrent dans ce générique qui encadre, de manière quasi fantastique, le récit du souvenir de Seita et Setsuko: la solitude des orphelins; la boîte à bonbons comme substitut du désarroi émotionnel et alimentaire de la petite Setsuko; les lucioles, métaphore d’une vie trop courte mais à la fois remplie d’espoirs. C’est aussi le motif oxymorique du titre qui transparaît en filigrane. De façon formelle et thématique, l’utilisation des recours cinématographiques de l’animation donnent à voir la cohabitation de la vie et de la mort, bien plus que le classique affrontement de ces deux aspects absolus de l’existence humaine. Cette cohabitation apparaît systématiquement par l’apparition des esprits sur les plans réalistes du film. Véritable fil conducteur de l’histoire, les séquences en rouge des esprits des deux protagonistes, ponctuent et désignent les étapes les plus significatives de la déchéance de la vie de Seita et Setsuko.

Libérés, les deux esprits s’enfoncent dans la mémoire à travers la couleur rouge de la chaleur fraternelle transformée en lueur d’incendies provoqués par les bombardements qui s’abattent sur Kobé, et suggérés par le son strident des sirènes d’alerte à la population sommée de se mettre à l’abri. Grâce à l’animation, la simultanéité de leur ressenti et de leur regard sur le souvenir des horreurs de la guerre est incarnée par l’image d’un masque à gaz ou d’un soldat stylisé qui se superpose à leurs visages.

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Takahata réussit à conjuguer l’objectivité froide de l’histoire de la guerre à l’enfer vécu à l’échelle microcosmique des rues de Kobé. C’est par le montage opposant les plans donnant à voir Seita se mettant à l’abri, et ceux offrant une vue géographique abstraite du port de Kobé et ses alentours vus le ciel, qu’est révélée l’invisible mais tragique intimité entre la macro et la micro-histoire. La subtilité narrative du film porte sur la notion de point de vue, de perspective, qui se matérialise objectivement mais aussi métaphoriquement, par un langage cinématographique qui rappelle les « chocs » produits par le montage parallèle d’Eisenstein. Ainsi, il est impossible d’ignorer que la prise de distance dans une guerre ne peut jamais occulter la tragédie humaine qu’elle produit.

La décrépitude des relations humaines est représentée par la lente et subtile dégradation des relations entre les deux enfants et leur tante. D’abord accueillante, elle se montrera agacée par la présence des deux enfants qui représentent un poids en ces temps hostiles où l’effort de guerre de tout un chacun est récompensé. Malgré leurs maigres contributions à la nourriture de la famille (ils apportent quelques vivres que Seita avait pris soin de cacher avant les bombardements) ils seront de moins en moins bien alimentés et se verront de plus en plus isolés par les commentaires blessants de la tante, ce qui poussera Seita, par orgueil, à partir avec sa petite soeur pour s’installer dans un des abris situé sur le flanc d’une falaise des alentours. En dépit du sentiment de révolte et d’injustice que provoque chez le spectateur l’attitude de la tante (qui reste néanmoins, depuis le début, un personnage ambigu), tout comme l’agacement ressenti par la naïveté et l’irresponsabilité de la décision prise par le trop jeune Seita, le contexte de guerre nous rappelle, par petites touches, qu’une approche manichéiste n’a pas sa place lorsque prédomine pour chacun la nécessité de survivre à tout prix. Ainsi, grâce à un scénario minutieusement construit, deux regards, deux sentiments opposés coexistent chez le spectateur: l’un, moral, qui condamne le comportement individualiste des adultes, l’orgueil déplacé d’un adolescent; l’autre, compréhensif à l’égarde de la détresse humaine.

La subjectivité des enfants transparaît à travers leurs souvenirs, merveilleusement transposés par la féerie du dessin animé, laissant percer quelques bouffées de fraîcheur au milieu du processus de perdition des enfants désormais enclenché. A nouveau, Takahata joue sur le paradoxe et la tension que provoque l’alternance du rêve/souvenir avec la violente réalité vécue par Seita et sa petite soeur. Au niveau formel, ces jeux graphiques sur des temporalités différentes constituent un montage qui permet de passer d’un moment à l’autre dans l’histoire de Seita et, en même temps, de faire cohabiter passé et présent en un seul plan, accentuant ainsi la puissance dramatique du récit. Ainsi, lorsque la tante persuade Seita qu’il est indispensable de vendre les beaux kimonos de sa mère en échange de riz, Setsuko en pleurs tente de l’en empêcher. Alors que le frère essaye de calmer sa petite soeur, l’esprit de Seita apparaît dans la pièce adjacente et se bouche les oreilles tant le souvenir de ces cris lui est insupportable. Les motifs en forme de pétales de fleurs du kimono de la mère commencent à pleuvoir sur le visage de l’esprit de Seita laissant apparaître, en surimpression, le souvenir des parents et des deux enfants lors d’une session de photo en famille. Les pétales deviennent des papillons qui ramènent le récit dans son présent narratif au travers les grains de riz que Seita obtient en échange des kimonos.

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La tension dramatique et émotionnelle s’intensifie dans cette dynamique de coexistence de situations antagonistes, notamment de la vie et de la mort, provoquant chez le spectateur révolte et questionnement sur le destin tragique de deux enfants. Peu après la mort de Setsuko des suites d’une malnutrition sévère, trois jeunes filles de bonne condition sociale se réjouissent de retrouver leur maison, laissant ainsi entendre que la guerre est terminée. A l’intérieur de celle-ci, elles redécouvrent les disques qu’elles avaient l’habitude d’écouter. C’est sur la continuité musicale établie par une de ces chansons que l’on quitte la maison des jeunes filles pour voyager dans le paysage qui l’entoure, jusqu’à percevoir la falaise au pied de laquelle se trouve l’abri où avaient vécu Seita et sa petite soeur. Dramatisée par la chanson qui parle du plaisir de retrouver son humble foyer, s’ensuit une séquence qui donne à voir l’abri de fortune récemment abandonné, comblant, par des images de Setsuko jouant à la petite fée du logis, la lacune mémorielle de ce qu’auraient certainement été les journées de la petite pendant les absences de son frère. Est-ce le fantasme de l’esprit de Seita qui tente de réhabiliter la mémoire de sa petite soeur disparue ?

Le film se termine par une dernière séquence où l’esprit de Seita a rejoint celui de Setsuko. Tous deux assis sur un banc au sommet d’une falaise, ils admirent la beauté étincelante, telle les lucioles qui les faisaient rêver lorsqu’ils étaient en vie, des immeubles de la ville de Kobé désormais reconstruite.

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Par une intelligente construction scénaristique fidèle au réalisme cru de la nouvelle de Nosaka, Le Tombeau des lucioles réussit le pari de ne pas tomber dans la mièvrerie mélodramatique ni dans la morale manichéenne. Le recours à l’animation et à une pointe de fantastique n’oblitère nullement le réalisme documentaire des images et du récit, mais contribue à fortifier l’intensité émotionnelle et dramatique de celui-ci, dont l’effet sur le spectateur est l’inconcevabilité du destin tragique d’une enfance injustement sacrifiée. En jouant sur les oppositions formelles (animation/réalisme), esthétiques (rouge monochrome/bleu) et temporelles (passé/présent), et par la mise en scène des différents points de vue (enfants/tante), le film révèle qu’en temps de guerre il n’y a ni bons ni méchants. Extraordinaire plaidoyer antimilitariste et contre la guerre, Le Tombeau des lucioles nous rappelle que la guerre et les conflits, quel que soit le côté où l’on se trouve, provoquent des drames humains dont la portée est toujours universelle.

Cayetana Carrión