Cinéma d’animation – Princesse Mononoké (dossier thématique)

Princesse Mononoké

Une esthétique des fluides

Mononoké Hime.09. Mononoké Hime.01.

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Du sang aspiré puis craché dans un cours d’eau ; un reflux maudit grouillant en masses informes et souples, étirées, remaniées et ramenées vivement sur le corps de la bête Nagu ; de l’eau plate, sanctuaire miraculeux de l’esprit de la forêt ; un lac cloisonnant la forteresse de dame Eboshi : la donnée liquide tient une place majeure au sein du film d’Hayao Miyazaki, Princesse Mononoké.

L’esthétique des fluides se présente comme une donnée sous-jacente, affectant en permanence l’orientation du récit, ordonnant secrètement son cours. Si le motif de la forêt s’expose comme essence symbolique du cinéma miyazakien, le motif aqueux dans Princesse Mononoké semble être le générateur des tensions. Il apparaît comme le vecteur moteur de la narration et également comme matérialisation des flux (émotifs, sacrés, etc.) sillonnant le film.

Mononoké, fable historique et mythique sur la longue épopée du prince Ashikata, qui raconte comment ce dernier quitte son village dans l’espoir de trouver une solution contre le mal qui le ronge. Le film ne trouve pas moins sa force dans la complexification de son récit (constitué de nombreuses bifurcations épisodiques) que dans la nécessité de faire jaillir un monde sensible. Un espace cohérent et organisé émerge par le biais d’un travail de mise en scène méticuleux. Le nombre important de gros plans sur des portions restreintes de nature laisse vivre une multitude de détails. Les espaces dans lesquels se déroule le récit deviennent évocateurs. Ils stimulent l’appréciation sensorielle du spectateur.

Mononoké Hime.10.Mononoké Hime.08.

Le monde de Princesse Mononoké embrasse avant tout l’affect tactile, il suinte de vie, il est palpable. Le film engage le spectateur dans un espace sensible, il le prend à témoin. En attestent les nombreux plans frontaux et les regards caméras d’Ashikata, quand il pose un œil sans haine, confondu, fasciné par le spectacle du monde qui s’offre à ses yeux (et celui du spectateur). Ce procédé implicatif est employé à plusieurs reprises. Aussi bien lors de la rencontre avec San (princesse Mononoké) que dans les premiers plans du film, lorsque le jeune prince subodore une présence inquiétante dans la forêt. Son regard s’attarde sur un cadre ombré (métaphore de l’écran cinématographique) jusqu’à ce qu’un fluide noir et opaque se matérialise de plus en plus distinctement et laisse apparaître et dépasser une masse de coulures pullulantes noires et rouges qui se font et défont en pénétrant toute chose. Ce liquide qui immerge peu à peu la surface écranique implique viscéralement le spectateur. Plongé au sein des flux malsains, contagieux dans lesquels les personnages s’empêtreront, l’empathie  éprouvée devient physique. Nous assisterons à de nombreuses submersions semblables au sein de divers fluides. Le spectateur s’identifie avec la surface aqueuse de l’écran.

Mononoké Hime.11.Mononoké Hime.04.

« En fait les forêts japonaises sont plutôt sombres et font un peu peur. Pour les Japonais, ce sentiment de crainte témoigne en fait du respect qu’ils portent aux forêts, aux religions primitives ou à l’animisme. La Nature est un chaos qui nous oblige à penser qu’il y a bien “autre chose”. » (Miyazaki, 2000)

C’est cette « autre chose » dont parle le cinéaste qui se concrétise plastiquement. C’est l’incarnation imagée, les figures des écoulements, les effusions liquides qui matérialisent un non-espace de l’esprit. Des amas, des constellations de données qui entrent en rapport, créent des tensions, se superposent et prennent forme, en restant toujours des données ouvertes. L’espace filmique est dans son entièreté défini comme un ensemble interconnecté. Le fluide commun qui unifie les séquences entre elles est de nature instable, tantôt houleux, tantôt paisible.

Les différents traitements apportés sur le dessin des objets aqueux, leurs traitements sonores, leurs variations chromatiques, de fluidité, de vitesse témoignent d’une direction narrative. L’étang sacré, repère du Shishigami, dieu donnant la vie et la mort, est soumis à des lois de mutations qui affectent subtilement le cours du récit. S’il se trouve, lors de la première visite du jeune héros être clair et harmonieux, source prospère et régénératrice ; un changement s’opère lorsque l’équilibre entre les êtres se trouve menacé : il dévoile une surface indistincte et obscure (teinte qui affirme les tensions présentes et à venir). L’espace est modelé en fonction du récit et le récit se forme à partir des qualités texturales de l’espace. Il n’y a pas un pôle qui est soumis à l’autre, mais une interaction permanente entre les deux fonctions diégétiques (plasticité-récit).

Mononoké Hime.05. Mononoké Hime.02.

Ces tendances ne confortent pas l’image simpliste et manichéenne qui voudrait que des eaux boueuses témoignent de la souillure des hommes et une surface aqueuse pure une figure de la force de la nature. Au contraire, elles affirment l’ambiguïté relationnelle entre les différentes entités signifiées dans le film : le bien, le mal, la nature et la culture s’interpénètrent au sein d’un mouvement commun.

Les créatures hybrides rencontrées au fil du film concordent avec ce déséquilibre : les dieux tendent vers des inclinaisons humaines, les personnages humains ne sont pas présentés comme des représentations allégoriques, mais existent dans l’affirmation de leur ambivalence. Si la substance noire et rouge qui s’empare des Dieux et répand la mort est appelée malédiction, on ne sait si elle n’est pas nécessaire à la vie. Le dieu-cerf donne et prend la vie, la fille de la louve est humaine, le héros Ashikata est rongé par la malédiction, dame Eboshi est belliqueuse et égalitaire. Ainsi chaque personnage est à la fois une chose et son contraire, le manichéisme si courant dans le cinéma d’animation est ici évincé, s’il y a bien des oppositions entre des pôles, ce n’est que prétexte à l’ambivalence. Il est difficile pour le spectateur de prendre parti. Chaque contingent agit suivant des principes justifiables dans ce conflit environnemental : une lutte pour la survie de son groupe.

Dame Eboshi, maîtresse des forges de Tatara, fondatrices d’une société égalitaire et indépendante, souhaite s’extraire des lois de la nature. Son fort s’érige en espace reclus. La ville, construite sur un lac, apparaît comme hermétique aux eaux. Les pics entourant la ville marquent son rejet, sa volonté de s’extraire des fluides qui régissent le monde. Prométhée féminine, Dame Eboshi apparaît dans une explosion (le feu pour se défaire du monde), les paysages dans lesquelles elle s’inscrit sont désolés, dépourvus de végétations, l’élément liquide est presque banni des plans où elle apparaît. Sa soif émancipatrice absorbe les relations primaires qu’elle entretient avec la nature.

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« La menace qui pèse sur l’homme ne provient pas en premier lieu des machines et appareils de la technique, dont l’action peut éventuellement être mortelle. La menace véritable a déjà atteint l’homme dans son être. Le règne de l’Arraisonnement nous menace de l’éventualité qu’à l’homme puisse être refusé de revenir à un dévoilement plus originel et d’entendre ainsi l’appel d’une vérité plus initiale. » (Heidegger, Questions sur la technique, 1949)

Miyazaki rejoint les conceptions d’Heidegger sur la technique. Il ne s’oppose pas foncièrement à elle (il en fait même l’essence de l’homme, son possible émancipateur), mais il met en avant la nécessité de garder un contact, de rester en lien avec les racines primitives (avec l’hypothétique vérité originelle). La fabrique d’une illusion de totale maîtrise, d’emprise absolue sur la nature, mécaniserait la vie. Quand Dame Eboshi coupe la tête du dieu-cerf les lois de l’équilibre naturel s’effondrent. Le corps immense du shishigami se répand impétueusement, se disperse chaotiquement sur toute la forêt et dévaste toutes les villes sur son passage, laissant entendre la sourde plainte de l’équilibre qui se meurt. Alors que la maîtresse des forges prétendait à une emprise sur la nature, rien n’est maîtrisé, tout tend à se faire engloutir, jusqu’à ce que la tête soit rendue.

Les lieux dans lesquels s’inscrivent les Hommes divulguent des espaces constitutifs de leurs identités et de leur culture. Miyazaki affirme la nécessité d’une certaine prise de conscience environnementale, d’une reconsidération, d’une resacralisation des espaces dans lesquels les hommes baignent. Il avance la nécessité de repenser les fluides qui traversent ces lieux, de saisir les liquides élégiaques qui les font et défont, pour entrer en adéquation avec ceux-ci.

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De Kurosawa à Kitano jusqu’à Miyazaki le cinéma japonais s’est efforcé de repenser les liens en perditions, de communiquer avec les terres et l’Histoire nippone. Face à la condition moderne japonaise, à la difficulté d’entamer un dialogue avec le passé (Hiroshima, négation du statut ambigu d’après-guerre, déracinements d’avec les cultures ancestrales), le cinéma apparaît comme un révélateur utopique, un appel à dépasser les écartèlements pour concevoir un équilibre.

En ce sens Princesse Mononoké se manifeste en tant que tentative réunificatrice, qui voudrait renouer les liens perdus, réincorporer les fluides oubliés.

Yacov Ileg