Cinéma d’animation – Conversation Animée avec Noam Chomsky (dossier thématique)

Conversation Animée avec Noam Chomsky (2013) – Michel Gondry

« […] the animation, that I decided to use for this film is clearly the interpretation of his author. If messages, or even propaganda can be delivered, the audience is constantly reminded that they are not watching reality. »

Conversation Animée avec Noam Chomsky (2013) du réalisateur français Michel Gondry, est l’un de ces ovnis cinématographiques qui viennent non seulement peupler l’univers du film documentaire,  mais ont également la vertu de le déranger, de pousser ses principes dans leurs retranchements. Dans une tentative de coupler littéralement l’image et l’essence du contenu de la pensée du grand linguiste et philosophe étasunien Noam Chomsky, Michel Gondry se livre à un exercice particulier qui consiste à associer deux genres, le documentaire et l’animation. Aux antipodes l’un de l’autre, le résultat semble produire davantage une complémentarité qu’une rupture, résultant en une hybridité surprenante qui pousse à une reconsidération de la définition du documentaire. Puisant dans différents courants documentaires, tels le cinéma-vérité et l’interventionnisme qui le caractérise, Michel Gondry revisite les limites du film documentaire pour proposer une logorrhée visuelle et sonore dont le dessin animé, inspiré par le style « sur le vif » des pionniers Emile Cohl et Stuart Blackton (première décennie du XXème siècle), en est l’incarnation littérale.

Emile Cohl - Fantasmagorie (1908)
Emile Cohl – Fantasmagorie (1908)
Michel Gondry - Conversation Animée avec Noam Chomsky (2013)
Michel Gondry – Conversation Animée avec Noam Chomsky (2013)

Si la pratique documentaire a pour fondements principaux les principes de vérité et d’objectivité rendus par une captation de la réalité soumise à la prise de vue réelle, l’animation, en revanche, est une pure construction. Le recours au dessin animé, qui se définit par la création d’un mouvement image par image, est par essence une totale construction, une mise en scène et donc une manipulation évidente, qui contredit les principes de réalité, de vérité et d’objectivité du documentaire. Dans Conversation animée avec Noam Chomsky, pratiquement l’entièreté du film est en dessin animé.

A l’instar de la photographie, l’image documentaire nous permet de découvrir un monde existant mais que nous ne pouvions voir. Ce principe de révélation, propre au documentaire, se met ici en place grâce au dessin animé, et non plus au champ-contre champ caractéristique de tout entretient, qui sert de moyen et d’intermédiaire pour représenter littéralement et sur le vif le développement de la pensée de Chomsky sur sa notion de « continuité psychique » (psychic continuity), à travers la subjectivité du réalisateur-créateur graphique.

ConversationAnimee04 ConversationAnimee03

Ces concepts et ce mouvement sont représentés par l’apparition au fil des mots et des discours de Chomsky de dessins animés qui « traduisent» en temps réel chaque concept et son explication. Cependant, les concepts, la pensée, le mouvement de la pensée sont des entités qui n’ont pas en soi de référent dans la réalité. Il est impossible de les montrer en images sans les inventer. Le recours à l’animation permettra la représentation de l’essence d’une forme de réalité qui fait partie du monde intérieur de Noam Chomsky, mais aussi de Gondry en tant que « récepteur » de la réalité et de la vérité (dans le sens où ils existent vraiment) des concepts de la pensée formulés par Chomsky. Par exemple, le questionnement de Galilée sur la vérité est représentée par un escalier fait de marches de « why » (« pourquoi »). L’entièreté du film capte ces pensées et ces concepts par l’intermédiaire de l’animation qui invente des images, problématisant ainsi le principe d’enregistrement de la réalité spécifique au film documentaire, ainsi que la question de l’objectivité de la captation.

En effet, l’essence de la réalité de la pensée de Chomsky est ici captée par la subjectivité du réalisateur. Dans ce sens, la révélation est double : ce n’est pas uniquement le contenu et le flux de la pensée de Chomsky qui sont révélés par la voix over et par l’animation, mais aussi l’interprétation sur le vif de cette réflexion par le réalisateur lui-même en tant que créateur d’images animées, dont la proposition graphique est déjà une application visuelle de la notion de continuité psychique.

ConversationAnimee05 ConversationAnimee051

Le commentaire de la voix off adopte une posture réflexive par la manifestation de sa réflexion sur la problématique de la manipulation, mais également performative, notamment lorsqu’elle se poursuit sur la notion de « continuité psychique ». En énonçant que le cerveau humain oublie les coupures, c’est  finalement ce qui est en train de se produire et se produit tout le long du film. L’effet de ces deux postures est la sensation que contenant (la technique de l’animation, l’esthétique du film) et contenu (les thèmes du film) s’imbriquent l’un dans l’autre pour former un tout révélateur des différentes facettes et niveaux du contenu documentaire.

Dans ce sens, le traitement graphique littéral de la pensée de Chomsky proposé par Gondry relève d’une certaine manière de l’approche performative puisque l’animation « réalise » et montre ce qui est dit (contenu et forme) en temps réel. Par exemple, le rythme des paroles se reflète également dans le rythme de l’animation qui suit à la lettre le flux verbal.

A mesure que sont énoncés les échanges entre Chomsky et Gondry, l’acte même de leur « incarnation » animée se produit. Il ne s’agit pas véritablement d’une illustration, mais plutôt d’une sorte de traduction animée et organique en temps réel des concepts et du mouvement de la pensée, ainsi que du souvenir, pris sur le vif. A chaque mot, aussi futile soit-il, à chaque expression d’une idée, d’un concept ou d’une pensée, correspond une série d’images animées qui s’enchaînent les unes aux autres, comme les mots et la pensée, provoquant ainsi l’impression de réalité visuelle de ce qui est dit par l’intermédiaire du dessin animé.

ConversationAnimee06

L’animation ne prétend pas et ne peut pas être une représentation objective du réel car elle est construction. La réalité de la voix et de la pensée de Chomsky semble pourtant être une référence suffisante au réel, appuyée par des images en captation réelle de Chomsky projetées sur des plans entièrement animés, pour que l’interprétation graphique littérale et animée de la conversation ne soit pas remise en cause en tant que « vérité » dans le chef du spectateur. Cependant, cette « vérité » graphique ne peut être tenue comme une représentation objective de la réalité, puisqu’elle relève en premier lieu de la subjectivité du réalisateur lui-même.

De manière presque didactique, Michel Gondry nous livre sa réflexion et ses observations sur la nature manipulatrice du film et de la vidéo. Pour donner à voir l’objet du film, il aurait fallu dans un film documentaire à captation réelle jouer sur le montage des images visuelles et sonores, ce qui constitue, selon le réalisateur, un acte manipulateur. Dans ce sens, comme il l’exprimera à l’occasion d’un débat public sur son film, l’animation est au fond plus honnête car elle nous rappelle constamment qu’elle est manipulatrice et qu’elle met en avant la subjectivité du réalisateur par le choix graphique, sans passer par le montage. L’animation garantit en quelque sorte une « transparence » intrinsèque à sa nature (les images sont forcément non réelles) que le montage classique ne possède pas, et remplace de ce fait le jeu de montage propre au cinéma de captation réelle. C’est ce qu’il montrera, dès les toutes premières images du film, lorsque dans une intention autoréflexive il met en abîme, par l’intermédiaire des genres (la captation réelle et le dessin animé) l’artiste-réalisateur à l’œuvre

ConversationAnimee07 ConversationAnimee08

Cette mise en abîme autoréflexive de l’acte de création, de la genèse du projet filmique, similaire aux premiers dessins animés de Stuart Blackton (Humorous Phases of Funny Faces, 1906) ou Emile Cohl (Fantasmagorie, 1908), dévoile, en « loop », un dispositif et un acte cinématographique habituellement dissimulés dans la construction documentaire, mettant à mal le principe de réalité du documentaire.

L’hybridité assumée du film, manifeste dans la forme (animation traditionnelle, photomontages, captation réelle, éléments de cinéma-vérité, performativité et autoréflexivité, entretien journalistique) trouve ainsi son terrain d’expression dans le fond,  puisque le film est tout entier une tentative de synchronisation du mouvement organique de la pensée au mouvement organique de l’animation et, partant, une réflexion sur le cinéma documentaire. La dimension documentaire réside sans doute dans le fait que cette capture sur le vif a pour ambition de révéler au détail près certains aspects de la réflexion intellectuelle de Noam Chomsky, mais aussi, à travers l’autoréflexivité et le processus de mise en abîme graphique articulé à la voix, la pensée et la démarche de Michel Gondry lui-même.

Au-delà de la polarisation classique entre les deux genres, il s’agit d’en saisir les complémentarités et de proposer relecture des principes structurants du documentaire en l’ouvrant à d’autres approches afin de rendre compte des différentes dimensions de la réalité. Dans son ouvrage Quand le cinéma d’animation rencontre le vivant (2006), Marcel Jean nous rappelle qu’« au cours de l’histoire, plusieurs animateurs ont puisé dans le réel pour ressourcer leur pratique. La situation est en voie de s’inverser : ce n’est plus le réel qui rentre au compte-gouttes dans le système de l’animation, mais l’animation qui se déverse dans le système de prises de vue réelles. Art de l’artifice, naturellement maintenu à distance du réel, le cinéma d’animation se métamorphose et vient ainsi contaminer le cinéma de prises de vues réelles. »

Cayetana Carrión