La Vallée ou la substitution de la perception à la mémoire (FIFF)

La Vallée de Ghassan Salhab

Ou la substitution de la perception à la mémoire

Compétition Officielle du Festival International du Film Francophone de Namur (FIFF)

« La vraie vie est absente. Nous ne sommes pas au monde. »

(Une Saison en Enfer d’Arthur Rimbaud)

Après la suffocation du protagoniste de La Montagne (2010) entre les quatre murs d’un hôtel escarpé dans lequel il esquive Beyrouth, La Vallée s’avère incontestablement la suite logique de la trilogie, toujours en production, du réalisateur libanais Ghassan Salhab. Malgré une narration hétéroclite entre les deux films et des personnages complètement différents, l’un semble le prolongement évident de l’autre quant aux approches cinématographique et thématique qu’ils sous-tendent.

Suite à un accident de voiture sur une route montagneuse, un homme perd la mémoire. Émergeant d’un ravin, ensanglanté, il rencontre des passants dont la voiture est tombée en panne et parvient, instinctivement, à les aider à la redémarrer. Après hésitations, ils décident de l’emmener chez eux à la vallée de la Bekaa, où leur fabrication de coke sera le moindre de ses soucis.

Quoique constituant une prémisse intéressante, l’histoire dans les films de Ghassan Salhab ne gît pas vraiment, dans un sens classique du terme, mais se ramène à une juxtaposition de scènes où la causalité n’est que prétexte. Se suivent alors des séquences entre les différents habitants de ce domaine alternant leur quotidien et leur interaction avec l’inconnu qui essaie de regagner la mémoire. Ils sont cinq au total : le plus vieux s’avérant être le chef, un scientifique engagé à la fabrication de la cocaïne, un troisième homme et deux femmes dont l’une pourrait être la mère de l’autre. Le cinéaste utilise la narration dans sa dimension la plus épurée pour traiter de sujets qui dépassent le potentiel dramatique.

L’hypothèse identitaire qui revient au galop en permanence dans le cinéma salhabien n’est pas uniquement évoquée dans l’approche scénaristique de l’amnésie, mais se traduit surtout dans des modalités de pensée à l’image. L’amnésie du protagoniste se transforme en une démémoire [1] des autres personnages, plus fantomatiques qu’humains, et dont le passé demeure flou, comme si la mémoire était facultative à l’existence. À l’exemple de la littérature russe réaliste du dix-neuvième siècle (comme celle de Dostoïevski), ils vivent à l’instant présent et réfutent le principe de toute causalité générationnelle transmissible zolienne. En dissimulant totalement au spectateur leur identité (noms, passés, liaisons familiales et amoureuses entre eux-mêmes, etc.), Salhab les transforme en perception présente, en concept non psychologisant qui ne requiert aucune explication, mais qui existe tout simplement. Plus loin, la démémoire se déploie au paysage et lui inflige une résorption, à l’image latente de ce Liban mourant qui résiste à l’anéantissement.

Le rythme lent de La Vallée, qui se manifeste par la domination de la contemplation sur l’action, met en exergue le rapport qu’entretiennent les personnages avec la nature en tant que tout organique. La menace de l’Autre, sous-tendant un niveau politique national, que la bande sonore rajoute à travers la radio écoutée, empiète sur le paysage de façon intangible. Alors que le destin de l’amnésique persiste entre les mains des commerçants illégaux qui désirent le faire disparaître, le leur semble porté par une force naturelle plus grande et inaltérable. Grâce à une étrange combinaison de choix de cadrage, de musique, de lenteur et surtout de couleurs, la vallée, dans toute son envergure, semble suffoquer sous le poids de la mémoire.

Dans une veine plus libanaise du cinéma de Tarkovski, Salhab rajoute une dimension apocalyptique à son film qui ne redoute pas le non-être, mais le fusionne à l’existence. Son cinéma n’a pas peur du vide, mais le cherche surtout à travers des plans paramétriques dépeuplés: sur la vallée, la table vide, etc. La dynamique de la configuration du naturel et de l’animalier (le serpent au début du film, l’âne qui transporte des paniers, les fourmis qui errent, etc.) se transforme en composante métaphysique, et l’objet devient connotatif de l’amnésie totale, la mort.

Sans l’ensorcellement poétique de quelques vers d’un poème libre qu’un personnage écrit, les paroles d’une chanson libanaise dont se souvient progressivement l’amnésique, la transe des corps féminins qui dansent, et l’expression charbonneuse d’une femme qui dessine sur un tableau ou sur un corps, les personnages de La Vallée ne semblent pas agir. La tension dramatique est alors engendrée par l’hypothèse méditative qui s’inscrit dans la gestion du plan : regarder les personnages penser pousse à la réflexivité spectatorielle et engendre des pensées quant aux différentes thématiques abordées.

Le présent se conjugue au pluriel dans La Vallée où l’instantané se multiplie à travers la surimpression qui vient effacer encore une fois tout télescopage au passé, à l’image de l’oubli de son personnage principal. Utilisant ce procédé cinématographique qui rappelle le cinéma primitif, Salhab le réinvente et l’emploie pour concrétiser l’importance du moment présent qu’il reproduit en images, en tout détachement du moment passé quasi inexistant. La scène de la danse autour de la table serait l’exemple parfait pour illustrer ce concept: par surimpression et retournement de l’image, les corps se dédoublent, voire se triplent, dans la transe du moment.

La représentation de la guerre en fin de film s’annonce antithétique : l’explosion n’est pas synonyme de fin pour les protagonistes, mais elle les enracine davantage dans l’exploration temporelle de la mémoire, comme dans une sorte de catharsis contre une leucosélophobie [2]. A l’encontre des autres habitants, ils refusent de quitter leur village et, déambulant de maison en maison, semblent redécouvrir un passé qu’ils ont substitué (lien à la démémoire). Salhab valide littéralement comment la peur de la mort transmue l’homme, l’excite et surtout le guérit.

La Vallée ne se célèbre pas uniquement pour ses qualités formelles qui l’élèvent au rang d’une véritable symphonie visuelle, mais surtout pour les entités différenciées que le cinéaste exploite en tant que rapports binaires cinématographiques (vie/mort, espace déployé/asphyxie, documentaire/fiction, passé/présent, identité/ruine, etc.). Ghassan Salhab oppose surtout la perception à la mémoire, et de leur fusion émerge un vide apocalyptique qui règne sur ce nouveau cinéma libanais.

Patrick Tass

[1] : La démémoire peut être définie comme le rétablissement d’une mémoire ancienne qui en efface une plus récente et moins consensuelle.

[2] : La phobie de la page blanche ou le blocage de l’écrivain.

 

Titre : La Vallée

Réalisation : Ghassan Salhab

Interprétation : Carlos Chahine , Mounzer Baalbaki , Carole Abboud , Aouni Kawas , Fadi Abis Samra , Yumna Marwan

Genre : Drame