Duelle (analyse)

Duelle – Une Quarantaine

Le fantastique insaisissable

Dans Duelle le cinéaste français de la Nouvelle Vague conte l’histoire de deux créatures tant fascinantes que terrifiantes : Leni (Juliet Berto) et Viva (Bulle Ogier). Divinités de la Lune et du Soleil se combattent en vue de s’approprier une pierre magique, la « Fée marraine », permettant de prolonger le séjour sur Terre restreint à une quarantaine de jours par période. Leni et Viva tentent chacune de s’emparer de l’objet tant convoité et manipulent des humains à cette fin. Ces derniers s’avèrent être frère et sœur, leurs choix respectifs tombant sur Pierrot (Jean Babilée) et Lucie (Hermine Karagheuz).

Duelle figure le premier volet de Scènes de la vie parallèle, une tétralogie inachevée qui représente des variations sur un même thème : la bataille des divinités solaires et lunaires qui se déroule durant la quarantaine entre la dernière nouvelle lune de l’hiver et la première pleine lune du printemps ; période pendant laquelle ces créatures surhumaines se mêlent aux humains. La série se compose des trois longs-métrages suivants : L’Histoire de Marie et Julien (2003), Duelle – Une Quarantaine (1976), Noroit – Une Vengeance (1976), L’Histoire de Marie et Julien (2003).

Bien que ce film date des années septante, il semble avoir bien vieilli. Le cinéma de Rivette réclame une certaine attention et une certaine patience pour que sa magie puisse se déployer. A l’opposé de la suspension de l’incrédule habituelle, terme tiré de la littérature qui fonctionna longtemps comme la marraine du cinéma, Rivette se passe de grands tours de sorcellerie, d’explosions quelconques, de masques effrayants. Ogier et Berto parviennent à glacer le sang des spectateurs par leur seule aura. Leur gestuelle presque chorégraphiée, leur phrasé, les costumes, leur rire inhumain font songer aux vilaines d’antan façon Disney.

Dans ce cinéma, le fantastique autre se base sur divers ingrédients. Hormis deux œuvres littéraires qui font office de base au cinéaste, Le Carnaval et la Femme celte, ce dernier se nourrit de multiples influences. En tant que cinéaste de la Nouvelle Vague, Rivette n’est évidemment pas avare en références cinématographiques. L’expression de Lucie « Deux et deux ne font plus quarte. Tous les murs peuvent s’abattre. 1, 2, 3, 5, 6, 7, 2. Chiffres délivrez-nous d’eux. Par le sec et par l’étanche. À cheval sur l’inconnu. » est tirée des Chevaliers de la Table ronde, une pièce écrite par Jean Cocteau en 1937. Parallèlement, elle devient un rituel parlé, une formule magique et une synthèse du pitch : le countdown est écoulé. Références et citations renferment donc un caractère autre que gratuit. Un autre nom qui impacte sur le cinéma de Rivette est celui du cinéaste Jacques Tourneur et de son film La Féline (Cat People) de 1942. Tourneur y met en scène Simone Simon en tant qu’épouse trompée dont l’héritage génétique la pousse à se transformer progressivement en panthère. Comme pour son homologue américain, le fantastique de Rivette s’alimente du mystère, du suspens. Ainsi, le spectateur est perdu jusqu’à la bonne moitié du film. Qui ou quoi sont ces personnages ? Quels sont leurs enjeux ? Quels liens entretiennent-ils les uns avec les autres ? A cela s’ajoute une ambiance glauque, fantomatique qui se conjugue à l’intrigue nébuleuse. L’hôtel abandonné, les ponts nocturnes, le pianiste surgissant du néant pour souligner les scènes de ses aires, les stations de métro, ou les parcs déserts procurent une sensation de malaise.

Parmi l’éventail d’inspirations de Rivette figure aussi la mythologie gréco-romaine. Les tentatives de séduction, de manipulation de Viva et Leni, leurs caprices ne sont pas sans rappeler les jeux fatals auxquels s’adonnent Zeus et comparses. Quant à Pierrot, un humain doté de capacités physiques extraordinaires, qui renonce, du moins un premier temps, à céder la pierre magique à ces déesses, il fait vraisemblablement penser à Prométhée confisquant et cachant le feu sacré de l’Olympe. Plus globalement, le titre Duelle s’avère dès lors pertinent que tous les personnages se brûlent les doigts au sens littéral comme figuré.  Car s’il y a bien une chose commune aux personnages de Rivette, très individualisés, c’est leur caractère en demi-teinte. Humains comme divins ne semblent ni entièrement bon, ni entièrement mauvais. Chacun sans exception est alimenté, si pas possédé par une soif de pouvoir sur quelqu’un ou quelque chose, le diamant devenant entre autres synonyme d’un amour malheureux et possessif.

Mais le réalisateur ne néglige pas les légendes nationales. Le fait de partager le même nom que la sainte d’Orléans semble inéluctablement sceller le sort d’Elsa / Jeanne (Nicole Garcia) qui telle une illuminée court à sa perte. En ce sens, l’attribution des noms n’est pas anodine. Rivette cultive la dualité et le symbolisme dans des détails apparemment insignifiants. Deux noms pour une même femme renvoient à la double vie du personnage sinon les deux faces, le double visage de chacun.

Encore plus proche du spectateur lambda, le réalisateur, très friand des mythologies et mythes nationaux, recycle folklore, rituels et superstitions ancestrales. Ainsi, Leni change perpétuellement de tenue à la façon de la Lune qui s’affiche sans cesse sous un autre angle. À l’instar de sa planète-mère, elle apparaît voilée et mystérieuse comme par une nuit couverte ou entière, autrement dit androgyne telle la pleine lune.

Le décomptage étrange auquel a fréquemment recours Viva est relaté à l’heure solaire. Contrairement à l’heure scientifique, mécanique à laquelle nous avons recours, le temps donné par le soleil sur lequel se basèrent nos ancêtres s’avère inégal et lacunaire. Il existe donc un décalage entre temps solaire apparent et heure mécanique effective, décalage dont semble tenir compte Viva lorsqu’elle revient systématiquement en arrière. Ne pas regarder la lune à cause de son effet hypnotique fait songer le spectateur aux avertissements de sa grand-mère, aux suicides nocturnes ou aux loups-garous. Rivette confère ce même pouvoir à Leni qui domine les autres par la seule force de son regard. Le Soleil comme Viva impactent sur notre manière de percevoir ou non le Monde et ses couleurs.

De ce fait, lieux et lumière deviennent des outils de narration puissants, si pas des personnages à part entière transformant le Paris connu en cité méconnaissable comme extrait d’une autre planète. Ce Paris paraît alors sans cesse fluctuer entre le jour et la nuit.

Pour clôturer, le réalisateur réalimente le mystère du départ puisqu’indépendamment du fait que le film appartient à un cycle vague il se termine sur une fin en soi ouverte. Cette fin très ritualisée ne sonne pas vraiment la fin des hostilités, ce n’est que partie remise à la façon du phénix renaissant de ses cendres. Le spectateur ressent donc des difficultés à sortir de cet univers qu’il croyait enfin avoir cerné et qui se renferme sur lui tel un trou noir.

Avec Duelle Rivette propose un autre cinéma fantastique. Il (ré)alimente nostalgiquement le débat autour des ingrédients nécessaires et légitimes à la construction d’une réalité magique.

Mara Kupka