Gaudreault et le concept de « narrator » (ULB)

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Gaudreault et le concept de « narrator »

La délégation de narration dans les adaptations de recueil par Pasolini

1. Narrateur, énonciateur et auteur : trois concepts distincts

Avant d’entrer dans notre étude à proprement parler, il est utile de distinguer trois concepts, trois instances distinctes par rapport à la notion de récit cinématographique :

  • le narrateur : c’est l’instance qui prend en charge le récit, qui organise la fiction ;
  • l’énonciateur : il s’agit d’une entité abstraite à l’origine de l’énonciation du film, c’est-à-dire son acte de production en tant qu’énoncé. Cette entité ne s’assimile donc pas à une personne mais regroupe plutôt un certain nombre de participants à l’énonciation du film ;
  • l’auteur : dans le cadre du cinéma d’auteur, il est courant d’attribuer erronément un film à une seule et unique personne, à savoir le réalisateur.

2. Gaudreault : le narrator dans les différents types de narration

Dans son article de 1988, « Narrateur et narrator », André Gaudreault met à mal la notion de narrateur. Selon le chercheur québécois, le mot « narrateur » pose problème en ce sens qu’il est sujet à de multiples interprétations. En fait, le terme est tellement chargé sémantiquement que certains théoriciens vont jusqu’à en faire l’économie, à l’image de David Bordwell (qui rejette à la fois le schéma de la communication et la notion de narrateur).

Quelle solution apporte Gaudreault à cette problématique terminologique ? Un petit récapitulatif de la notion de narrateur s’impose avant d’entrer dans le vif du sujet.

Au départ, le mot « narrateur » sert à désigner un être humain (en chair et en os) qui raconte une histoire verbalement. De tels narrateurs sont toujours co-présents à leurs narrataires : ce sont des instances in praesentia. Ces dernières livrent leurs récits d’abord et avant tout oralement. Tous ces narrateurs sont des êtres humains et les « narrateurs fondamentaux » du récit qu’ils ont à offrir. Ils ne sont les « créatures » de personne.

Bien entendu, un narrateur oral peut céder la parole durant un moment plus ou moins long à un personnage de son récit. Mais au fond, c’est toujours lui qui parle : il reste le narrateur premier et fondamental.

Ce processus peut se répéter sur plusieurs niveaux narratifs : un des personnages du récit peut raconter à son tour une histoire. Or, une personne qui raconte, même si elle est fictive, est un narrateur. Un narrateur n’est donc pas l’autre : l’un a créé celui qui a créé l’autre.

En bref, le narrateur premier et fondamental reste le détenteur empirique de la parole dans le cas de la narration orale. C’est toujours une instance supra-diégétique et extra-diégétique. Les narrateurs délégués sont, quant à eux, toujours intra-diégétiques. Seul le premier narrateur déléguant est le narrateur fondamental.

Gaudreault prend notamment l’exemple des Mille et une Nuits en imaginant une Schéhérazade vivante qui raconterait ses nombreuses histoires au Sultan, son mari, afin d’éviter la mort.

Les choses sont sensiblement différentes en ce qui concerne la narration scripturale. Pour reprendre l’exemple des Mille et une Nuits, Schéhérazade s’adresse désormais à son mari, non au lecteur. Elle n’a pas le même statut que la Schéhérazade vivante : ce n’est pas un narrateur fondamental. C’est un être de papier et l’héroïne d’un récit. Une instance lui est supérieure : le narrateur fondamental, celui que Gaudreault nomme le « grand scripteur ». Cette instance parle de Schéhérazade à la troisième personne, c’est elle qui lui donne la parole.

Le grand scripteur est en fait l’équivalent du « grand parleur » ou, autrement dit, du narrateur dans le récit oral. C’est l’image dans le texte, l’image « intra-textuelle », de cet être extra-textuel qu’est l’auteur (en chair et en os).

Attention cependant à ne pas identifier cet auteur avec l’instance narrative. La performance créatrice de l’auteur a eu lieu, elle n’est plus d’actualité. En réalité, c’est le lecteur qui reconstruit le récit. Il faut donc se défaire de cette notion d’auteur – pas à cause de son humanité (cf. le statut du narrateur oral) mais bien parce qu’il n’est pas un narrateur ou, plutôt, une instance narrative.

L’auteur est donc à l’origine d’un texte qui se « narrativise » plus tard grâce au lecteur. Il est à l’origine du texte, donc avant celui-ci et, du coup, en dehors de lui.

C’est pourquoi Gaudreault affirme la nécessité d’une instance dont on doit présupposer l’existence dans tout récit, même dans ceux écrit à la première personne. Cette instance ne peut que présenter les instances actorielles dans un univers diégétique donné et dont elle est exclue. En outre, sa nature scripturale la rend facile à gommer (Gaudreault cite l’exemple d’un recueil de contes des Mille et une Nuits où Schéhérazade a tout simplement disparu). Cette instance, c’est le « narrator ».

Narrateur délégué Double Indemnity

La situation de la narration filmique est, mutatis mutandis, semblable à celle de la narration scripturale. Dans l’une comme dans l’autre, les narrateurs délégués peuvent se faire nombreux. De nouveau, il ne faut pas prendre ces narrateurs délégués pour des narrateurs fondamentaux, même s’ils donnent l’impression de distiller le récit dans son ensemble (par exemple, le protagoniste de Double Indemnity de Billy Wilder). Quoi qu’il advienne, une instance organisatrice montre le narrateur « actorialisé ». Gaudreault utilise le terme de « méga-narrateur » en tant que synonyme cinématographique du « narrator ».

Gaudreault emploie le terme « narrator » en toute connaissance de cause. De fait, comme l’instance narrative ne peut jamais être assimilée à un individu anthropomorphe, il semble nécessaire de recourir à un mot d’apparence plus neutre que « narrateur » pour l’identifier. C’est pourquoi Gaudreault choisit de retourner à l’origine latine du mot : « narrator », une instance qui ne serait finalement qu’un simple moulin à paroles. Seuls les narrateurs délégués présenteraient des caractères humains.

3. Application du concept de « narrator » chez Pasolini

Il semble judicieux d’appliquer le concept de « narrator » à la célèbre trilogie de la vie de Pier Paolo Pasolini constituée de trois adaptations d’œuvres séculaires : Le Décaméron, Les Contes de Canterbury, et Les Mille et une Nuits. Celles-ci se situent en effet au confluent des mouvements littéraire et cinématographique. Par ailleurs, la délégation de narration y est monnaie courante, ainsi que le démontrera notre analyse.

Pasolini (Décaméron)

Le Décaméron (Boccace, 1351) est, à la base, un recueil de cent nouvelles. Celles-ci correspondent à cent histoires que se racontent dix jeunes gens tentant de fuir Florence et la peste noire qui y sévit. Sept garçons et trois filles racontent ainsi dix histoires chacun, une par jour pendant dix jours.

On a donc ici l’instance narrative fondamentale – ou « narrator » – qui délègue la narration à l’une des dix personnes présentes. Cette dernière délègue ensuite elle-même la narration aux personnages qui constituent son récit, selon le schéma suivant :

X (narrator) → Y (jeunes gens) → Z (ensemble de personnages)

Dans son adaptation filmique du recueil (1971), Pasolini supprime totalement le récit cadre et le contexte de la peste noire. Il choisit en outre de ne mettre en scène que dix histoires (dont l’une s’étale sur l’ensemble du film et dans laquelle Pasolini se met lui-même en scène). Le schéma narratif est donc simplifié grâce à la suppression de l’étape intermédiaire. Dans le film, le narrator passe sans transition d’une histoire à l’autre à travers une structure que l’on pourrait qualifier de sommative et épisodique.

Le « schéma de Gaudreault » serait donc le suivant :

X (méga-narrateur/narrator) → Z (ensemble de personnages)

Pasolini (Chaucer - Contes de Canterbury)

Comme dans Le Décaméron, on retrouve dans Les Contes de Canterbury (Geoffrey Chaucer, XIVe siècle) un récit cadre dans lequel viennent s’insérer vingt-quatre histoires racontées par des pèlerins faisant route vers la cathédrale de Canterbury pour visiter le sanctuaire de Thomas Becket. Le schéma narratif est ainsi absolument identique à celui de l’œuvre de Boccace, aux intervenants prêt :

X (narrator) → Y (pèlerins) → Z (ensemble de personnages)

Dans son adaptation du recueil (1972), Pasolini prend le contre-pied de ce qu’il avait réalisé dans Le Décaméron en proposant bel et bien un récit-cadre. Il s’y met d’ailleurs lui-même en scène en tant que Geoffrey Chaucer, l’écrivain des Contes de Canterbury. Néanmoins, dans l’optique de Pasolini, Chaucer ne fait que retranscrire les contes racontés par les pèlerins. Dans le recueil de contes, rien n’indique qu’il fait effectivement partie des pèlerins en route vers Canterbury. Pasolini extrapole donc quelque peu le propos par rapport à la source scripturale. Huit contes sur les vingt-quatre apparaissent dans le film.

Quoi qu’il en soit, si l’on se réfère à Gaudreault, on retrouve bien le schéma narratif du recueil de base au sein d’une structure qui se veut toujours sommative et épisodique :

X (narrator) → Y (pèlerins) → Z (ensemble de personnages)

Attention ici à ne pas confondre X avec Pasolini/Chaucer, malgré l’auto-réflexivité systémique[1] qui traverse le film, un cran plus fort que dans Le Décaméron. De fait, Pasolini se met ici en scène en tant qu’auteur du recueil dont il signe l’adaptation filmique. Dans Le Décaméron, il se contentait de se mettre en scène à travers le personnage d’un peintre, élève de Giotto. Il est, de toute manière, question de l’acte de création dans l’une et l’autre adaptation.

Délégation (Mille et une Nuits)

Le cas des Mille et une Nuits est plus particulier. Au niveau scriptural, il s’agit d’un recueil de contes anonyme dont il existe un grand nombre de versions. Actuellement, la norme a tendance à associer à une trentaine de contes le récit-cadre de Schéhérazade racontant des histoires à son mari (le Sultan) pour ne pas qu’il la condamne à mort suite à ses infidélités.

Nous l’avons vu, Gaudreault érige ce recueil en tant qu’exemple paradigmatique pour aborder son schéma de délégation :

X (narrator) → Y (Schéhérazade) → Z (personnages) → …

Pasolini, dans son adaptation (1974), a choisi de se focaliser sur un conte découvert plus tard, au sein d’une variante arabo-allemande des Mille et une nuits. Le réalisateur italien abandonne donc totalement le récit-cadre normatif et le personnage de Schéhérazade.

Dans le film, un jeune homme du nom de Nourredine et une esclave appelée Zoumourrhoud tombent amoureux l’un de l’autre après que Zoumourrhoud s’est vendue à Nourredine sur un marché. Néanmoins, la jeune femme se fait enlever par un homme dont elle s’est moquée sur ce même marché, ce qui conduit Nourredine à partir à sa recherche.

C’est dans ce récit-cadre, propre à l’adaptation de Pasolini, que vont s’insérer d’autres contes par délégations de narration. Le premier d’entre eux est raconté par Zoumourrhoud à partir d’un livre et le second par des femmes que rencontre Nourredine. Ce sera d’ailleurs l’occasion d’une nouvelle délégation de narration puisqu’une histoire sera racontée (et montrée) au sein de cette sous-narration.

Le schéma se complexifie donc encore par rapport à ce que nous avons déjà pu observer :

X (narrator) → Y (Zoum. & Nour.) → Z (soupirant de Dunya) → µ (jeune homme)

Il y a donc trois niveaux de délégation de narration. À nouveau, Pasolini choisit de ne pas marquer clairement les transitions d’un niveau de narration à un autre. C’est au spectateur de faire le travail de compréhension.

En résumé, il convient de bien distinguer les notions d’auteur et de narrator en tant que deux entités tout a fait différentes.

Par rapport à Pasolini, on note donc une gradation au niveau des « schémas » de Gaudreault que l’on peut retrouver dans la trilogie de la vie : deux niveaux de narration dans Le Décaméron, trois dans Les Contes de Canterbury et quatre dans Les Mille et une Nuits.

Dans les deux premiers films de la trilogie, l’auto-réflexivité systémique est omniprésente, que ce soit à travers la présence physique de Pasolini ou bien par le discours sur l’acte de création.

Enfin, dans chacune des adaptations, un travail de compréhension est nécessaire de la part du spectateur puisqu’il n’y a aucune transition formelle entre les différents niveaux de narration et/ou les différents contes.

Laurent Louis-De Wandeleer

* Article adapté d’une présentation dans le cadre d’un séminaire transdisciplinaire de recherche théorique sur le cinéma à l’ULB dispensé par la professeure Dominique Nasta.


[1]
   Bruce Kawin définit l’auto-réflexivité systémique comme suit : « The film itself appears to be aware of the fact that it is a deliberate discourse […] and this imitative awareness is not passed back to the real or implied author. The system appears to narrate itself, almost as if it had consciousness […]. »

Bibliographie et webographie

  • Bordwell David, 1985, Narration in the Fiction Film, Madison, University of Wisconsin Press, 384 p.
  • Gaudreault André, 1988, « Narrateur et narrator », in Gaudreault André, Du littéraire au filmique : Système du récit, Paris, Méridiens Klincksieck, pp. 147-160.
  • Gaudreault André et Jost François, 1990, « Énonciation et narration », in Gaudreault André et Jost François, Cinéma et récit – II : Le récit cinématographique, Paris, Nathan, pp. 39-62.
  • Kawin Bruce, 1984, « An Outline of Film Voices », Film Quarterly, 38/2, pp. 38-46.
  • Lundell Michael J., « Adaptation Essay Prize Winner Pasolini’s Splendid Infidelities : Un/Faithful Film Versions of The Thousand and One Nights », Oxford Journals : Adaptation, dernière mise à jour le 20 février 2013, http://adaptation.oxfordjournals.org/content/early/2012/09/13/adaptation.aps022.full?keytype=ref&ijkey=KzP5cPrkMEUQBZA#ref-list-1, consulté le 28 février 2015.